C'est un homme heureux qui nous reçoit dans son bureau
d'ex-chancelier sur Unter den Linden, l'adresse la plus prestigieuse de
Berlin. Gerhard Schröder vient d'épouser une interprète sud-coréenne –
son cinquième mariage – et de fêter son 75e anniversaire à la
mairie de Hanovre, la ville où il habite et où se trouve son cabinet
d'avocat. Aujourd'hui membre du conseil de surveillance de plusieurs
groupes, dont Rosneft, la société pétrolière d'État russe, et Nord
Stream, qui gère les gazoducs reliant la Russie à l'Allemagne, il est
lié à un homme très puissant, Vladimir Poutine, ce qui lui vaut des critiques dans son pays.
Mais
les reproches, le dernier ex-chancelier allemand encore en vie assure
ne pas en tenir compte. Tout comme il redit sa fierté d'avoir mis en
place son « agenda 2010 »,
vaste programme de réformes de l'État providence au début des
années 2000 et qui lui vaut le surnom d'« ami des patrons ». Battu
en 2005 par Angela Merkel, il est convaincu d'avoir été l'artisan de la
puissance économique retrouvée de son pays, qui a permis à l'actuelle
chancelière de connaître une telle longévité.
Désormais, c'est sa santé personnelle que Gerhard Schröder choie : sur les conseils de sa nouvelle femme, il a considérablement réduit sa consommation de vin rouge et renoncé aux cigares. Au-dessus de son bureau, ce grand amateur d'art contemporain a suspendu des esquisses de l'artiste allemand Markus Lüpertz. Elles représentent les couleurs qu'il a choisies pour le hall d'entrée de la nouvelle chancellerie à Berlin, dont il fut le premier locataire. Bleu pour l'intelligence, ocre pour la justice, rouge pour la modération, vert pour la sagesse et brun pour la force.
Le Point : Comment jugez-vous les efforts entrepris par Emmanuel Macron pour réformer son pays ?
Gerhard Schröder : Le président Macron, que je n'ai jamais rencontré personnellement, s'est engagé à réformer dans son pays le système des retraites. À l'heure actuelle, c'est bien entendu une excellente idée. On voit d'ailleurs déjà que ses premières réformes ont relancé la croissance en France. Chez nous, en Allemagne, c'est le contraire. Depuis l'Agenda 2010, rien ne bouge plus vraiment.
Vu d'Allemagne le système français des retraites est un édifice complexe engendrant des privilèges absurdes.
G. S. : Le système français est si fragmenté qu'on a du mal à s'y retrouver. Nous avons en Allemagne un seul système de retraite d'État et la possibilité de le compléter par des assurances privées, comme la fameuse Riester-Rente, du nom de mon ministre du Travail de l'époque. Je dois avouer aussi que j'ai du mal à comprendre les privilèges dont bénéficient les cheminots et leur famille en France. Car il ne s'agit pas seulement d'avantages au niveau du montant de la retraite, mais aussi de l'âge de départ. Si les conducteurs de locomotive peuvent partir avant 60 ans, cela présente une grande difficulté pour l'entreprise. Et si, en plus de ça, les membres de leur famille – et cela, quel que soit leur nombre – ont le droit de voyager gratuitement, on aboutit à un système qui pose problème quand il est confronté à la concurrence européenne.
La retraite à 62 ans…
G. S. : Mais voyons, c'est impossible sans totalement déstabiliser le système. C'est logique. Dans une société vieillissante, même si le taux de natalité de la France est plus élevé que celui de l'Allemagne, la durée du temps passé à la retraite est sensiblement rallongée. Il est donc indispensable de repousser l'âge de départ à la retraite bien au-delà des 62 ans, exception faite de certains cas particuliers. Je ne parle pas là des cheminots ou des postiers ! En revanche, on ne peut pas traiter de la même façon un employé de bureau et un couvreur de plus de 60 ans. En Allemagne, j'ai critiqué le fait que la grande coalition CDU-CSU-SPD dirigée par Angela Merkel ait permis dans certains cas aux salariés qui ont cotisé pendant trente-cinq ans de partir à la retraite sans décote à 63 ans. C'est trop tôt et, à terme, non finançable. L'âge légal de départ à la retraite doit rester 67 ans.
La résistance aux réformes est très forte en France. Après des mois de protestation et la quasi-paralysie du pays pendant plusieurs semaines, quelles sont aujourd'hui les options pour Emmanuel Macron ?
G. S. : Si le président Macron ne parvient pas à aller plus loin à cause de l'opposition à laquelle se heurte sa réforme, alors il devra s'interroger : « J'ai fait des concessions, mais maintenant ça suffit, je ne peux plus négocier sinon ma réforme va être vidée de toute sa substance. » Il doit avoir recours à l'article 49.3 de votre Constitution pour faire passer ces réformes si nécessaires à l'intérêt du pays, sans le vote du Parlement. La Constitution donne au président français des pouvoirs et des moyens d'action que les autres dirigeants européens n'ont pas. C'est une bonne idée d'utiliser cet article. Si le président Macron parvient à faire comprendre aux Français que ces réformes sont absolument indispensables, et s'il fait preuve de détermination pour les mettre en place, il aura une chance d'être réélu. Si, par contre, il n'arrive pas à les convaincre, il entrera quand même dans l'Histoire comme quelqu'un qui a bien fait son travail. Parce qu'au fond du fond, la vraie question est de savoir ce que gouverner veut dire dans nos sociétés européennes si riches. Cela ne signifie pas qu'un chancelier ou qu'un président renonce ou refuse de se battre. Non, gouverner ça veut dire qu'on est prêt à risquer de perdre les élections pour le bien de son pays. C'est ce que nous avons fait. Nous étions parfaitement conscients que nous avions peu de chances d'être reconduits au gouvernement.
Comment expliquez-vous que les présidents français aient tant de mal à réformer leur pays ?
G. S. : Je n'ai travaillé qu'avec un seul président français que j'ai beaucoup apprécié : Jacques Chirac. Ce n'était pas un social-démocrate, mais il avait de l'instinct et savait parler aux « petites gens », pardonnez-moi l'expression. Il était certes paternaliste, mais très à l'écoute de la société française. Pourtant, à l'époque de Jacques Chirac, la nécessité de réformer le pays n'était pas aussi urgente qu'aujourd'hui.
C'est pourtant vous, un chancelier social-démocrate, qui avez réformé l'Allemagne. Les présidents socialistes n'y sont pas parvenus.
Je n'ai jamais compris pourquoi François Hollande n'a pas entrepris de réformes. Dans la dernière phase de son mandat, il savait parfaitement qu'il ne serait pas réélu. Tous les sondages le donnaient perdant. Dans une telle situation, il me semble qu'un homme d'État s'interroge : comme de toute façon je n'ai plus rien à perdre, autant consacrer mon énergie à mettre en œuvre une grande réforme historique. Mais François Hollande n'a pas fait ce choix-là.
En Allemagne, la France est souvent décrite comme un pays de cocagne et les Français comme de grands rêveurs qui refusent de voir la réalité en face et se cramponnent à leurs privilèges.
La France c'est avant tout la France. Un beau pays dans lequel il fait bon vivre. Mais je ne dirais pas un pays de cocagne. Pour vivre, il faut travailler dur en France comme en Allemagne.
En Allemagne, la France a aussi la réputation d'être un pays incapable de se réformer, figé dans des structures d'un autre âge.
G. S. : Je n'adhère pas à cette vision de la France. Je pense que si le président Macron met toute son énergie à faire avancer son projet, les Français vont finir par l'accepter. J'espère qu'il tiendra bon, car une France forte et saine économiquement est dans l'intérêt de l'Allemagne et du reste de l'Europe. L'économie grecque, dont nous avons tant parlé, représente 3 % du PIB de l'Europe. Vous pouvez financer la Grèce avec la petite monnaie qui traîne dans votre poche, mais si la France ou l'Italie ne font pas de réformes, elles peuvent mettre en danger l'Union européenne. La crise grecque était gérable. Une crise similaire en France – Dieu merci, on en est loin – ne serait pas gérable. Une France incapable de se réformer, même si je ne crois pas que ce soit le cas, aurait des conséquences très négatives pour la politique européenne. Car sans la France et l'Allemagne côte à côte, l'Union européenne est difficile à gouverner.
Vous êtes le chancelier qui est parvenu à faire ce qu'aucun président français n'a réussi jusqu'à présent : réformer son pays. De quoi a-t-on besoin pour mener à bien une telle entreprise ?
G. S. : Il faut avant tout avoir du courage et un projet précis. L'Allemagne avait à l'époque un gros problème de compétitivité. Le journal britannique The Economist l'avait surnommée « l'homme malade de l'Europe ». C'était exagéré, mais pas tout à fait faux. En outre, avec le vieillissement de la population et un taux de natalité extrêmement faible, les systèmes de protection sociale étaient à terme gravement menacés. Nous avons donc dû réagir en réajustant ces systèmes et en restaurant la compétitivité tout en nous engageant à réserver une partie substantielle de notre budget à la recherche et à l'éducation. Nous avons donc dû, comme la France aujourd'hui, revoir notre système de retraite.
Comment la coalition rouge-verte que vous dirigiez à l'époque a-t-elle fait avaler cette pilule amère aux Allemands ?
G. S. : Ce ne fut pas facile. Je savais qu'il y avait de fortes réticences au sein de mon propre parti le SPD et que les syndicats seraient contre. Il ne faut pas oublier qu'avant d'entreprendre ces réformes, nous avions tenté une autre voie de concertation baptisée « Alliance pour le travail ». L'idée était de rassembler autour du gouvernement les syndicats, d'un côté, et les organisations patronales, de l'autre. En nous inspirant du modèle néerlandais, nous voulions trouver un large consensus pour mener à bien ces réformes primordiales. Mais nous avons très vite compris que cette voie-là ne menait à rien. Les syndicats et les organisations patronales ont fait pression sur le gouvernement pour qu'il défende leurs intérêts respectifs, mais les deux camps n'étaient pas prêts à faire des compromis entre eux. L'« Alliance pour le travail » se solda donc par un échec. Nous avons compris alors que le seul moyen d'avancer était que le gouvernement se charge lui-même de faire passer ces réformes, top-down, de haut en bas. Car c'est bien là la mission d'un gouvernement : quand on ne trouve pas de solution consensuelle, il ne faut pas se réfugier dans l'inaction ou laisser tomber son projet, mais au contraire, il faut s'appuyer sur les majorités parlementaires pour le mettre en œuvre. En mars 2003, j'ai présenté l'Agenda 2010 devant le Bundestag.
Avez-vous des regrets aujourd'hui ? Vous avez effectivement perdu les élections en 2005 et cédé votre fauteuil de chancelier à Angela Merkel.
G. S. : Pas une seule seconde. L'Allemagne a mis en place des réformes que de nombreux pays européens n'étaient pas prêts à introduire à l'époque. Ces réformes et les concessions faites par les syndicats en matière salariale, en particulier durant la crise financière, ont fait d'un « homme malade » une femme en pleine santé. Car Mme Merkel a beaucoup profité de nos réformes qui ont offert à l'Allemagne une longue période de prospérité. Elle-même le reconnaît d'ailleurs.
Les Allemands ont relativement peu protesté contre l'Agenda 2010. Comment expliquez-vous la mobilisation massive des Français ?
G. S. : Les gens sont aussi descendus dans la rue chez nous, mais pas aussi massivement. Je me souviens qu'à plusieurs reprises – en particulier dans l'ex-Allemagne de l'Est –, les gens ont jeté des cailloux contre ma voiture. Mais il s'agissait d'actes individuels. Les syndicats ont fait front contre notre programme de réformes et je me souviens d'un congrès syndical particulièrement vindicatif où j'ai fini par dire : « C'est nécessaire, nous le ferons et Basta ! » [rires] Cette expression est entrée dans la légende. J'en conviens, ce n'était peut-être pas très élégant, mais c'était indispensable pour montrer notre détermination à mener à bien ces réformes essentielles. Je ne suis pas un spécialiste de la psyché française, mais je crois qu'en France il existe une tradition de la révolte. Prenez les agriculteurs qui ont si souvent perturbé la circulation sur les routes. Les Français sont plus prêts que les Allemands à entrer en confrontation et à descendre dans la rue. Les grandes manifestations en Allemagne ont eu lieu contre le déploiement des missiles à moyenne portée Pershing II au tout début des années 1980. Et certains d'entre nous y ont pris part.
Vous aussi ?
Bien sûr !
La relative paix sociale qui règne en Allemagne a des causes structurelles.
G. S. : C'est vrai, le modèle allemand est plus compatible avec le bon fonctionnement de l'économie. En siégeant au sein des comités d'entreprise, les syndicats influencent la politique de l'entreprise. De plus, le système de cogestion leur permet de participer de près à la gestion de leur entreprise par le biais du conseil de surveillance. Cela contribue à pacifier les relations.
Et quel regard portez-vous sur les syndicats français ?
G. S. : Je ne veux pas donner de conseils, mais je crois que les syndicats français préfèrent la confrontation au dialogue. En Allemagne, la cogestion oblige les syndicats à un dialogue qui se traduit également au niveau politique. Évidemment, il y a aussi des grèves en Allemagne, et même assez fréquemment, mais la constitution des entreprises propose un cadre pour résoudre ces conflits.
La « grande nation » – c'est ainsi que les Allemands appellent la France – est-elle affaiblie ?
G. S. : Mais bien sûr que non. Qu'il y ait des résistances dans la société, cela fait partie du jeu démocratique. Mais que le président et le gouvernement reculent devant ces résistances, je n'appelle pas ça gouverner. Gouverner cela veut dire continuer sur sa lancée et mener à bien son projet. Et même dire : ce qui est important pour la France est plus important que mon avenir politique à moi. Personnellement, je préfère ne pas avoir été réélu parce que j'ai mis en place une réforme qui a profité à mon pays plutôt que de perdre les élections sans vraiment savoir pourquoi.
Quel conseil donneriez-vous à Emmanuel Macron ?
G. S. : Il n'y a qu'un seul conseil que j'aimerais lui donner : continuez ce que vous avez commencé. Pour le bien de la France et pour le bien de l'Europe. Les propositions du président Macron en matière de politique étrangère et de sécurité sont bonnes – que ce soit le renforcement de la défense européenne, la relation à la Russie. Mais la France ne peut jouer un rôle de leader dans le monde que si sa situation économique est solide. Emmanuel Macron est sur la bonne voie, il est important qu'il aille jusqu'au bout. C'est ce que j'espère. Je ne suis pas Français, mais je suis Européen et la France est trop importante pour l'Europe.
Désormais, c'est sa santé personnelle que Gerhard Schröder choie : sur les conseils de sa nouvelle femme, il a considérablement réduit sa consommation de vin rouge et renoncé aux cigares. Au-dessus de son bureau, ce grand amateur d'art contemporain a suspendu des esquisses de l'artiste allemand Markus Lüpertz. Elles représentent les couleurs qu'il a choisies pour le hall d'entrée de la nouvelle chancellerie à Berlin, dont il fut le premier locataire. Bleu pour l'intelligence, ocre pour la justice, rouge pour la modération, vert pour la sagesse et brun pour la force.
Le Point : Comment jugez-vous les efforts entrepris par Emmanuel Macron pour réformer son pays ?
Gerhard Schröder : Le président Macron, que je n'ai jamais rencontré personnellement, s'est engagé à réformer dans son pays le système des retraites. À l'heure actuelle, c'est bien entendu une excellente idée. On voit d'ailleurs déjà que ses premières réformes ont relancé la croissance en France. Chez nous, en Allemagne, c'est le contraire. Depuis l'Agenda 2010, rien ne bouge plus vraiment.
Vu d'Allemagne le système français des retraites est un édifice complexe engendrant des privilèges absurdes.
G. S. : Le système français est si fragmenté qu'on a du mal à s'y retrouver. Nous avons en Allemagne un seul système de retraite d'État et la possibilité de le compléter par des assurances privées, comme la fameuse Riester-Rente, du nom de mon ministre du Travail de l'époque. Je dois avouer aussi que j'ai du mal à comprendre les privilèges dont bénéficient les cheminots et leur famille en France. Car il ne s'agit pas seulement d'avantages au niveau du montant de la retraite, mais aussi de l'âge de départ. Si les conducteurs de locomotive peuvent partir avant 60 ans, cela présente une grande difficulté pour l'entreprise. Et si, en plus de ça, les membres de leur famille – et cela, quel que soit leur nombre – ont le droit de voyager gratuitement, on aboutit à un système qui pose problème quand il est confronté à la concurrence européenne.
La retraite à 62 ans…
G. S. : Mais voyons, c'est impossible sans totalement déstabiliser le système. C'est logique. Dans une société vieillissante, même si le taux de natalité de la France est plus élevé que celui de l'Allemagne, la durée du temps passé à la retraite est sensiblement rallongée. Il est donc indispensable de repousser l'âge de départ à la retraite bien au-delà des 62 ans, exception faite de certains cas particuliers. Je ne parle pas là des cheminots ou des postiers ! En revanche, on ne peut pas traiter de la même façon un employé de bureau et un couvreur de plus de 60 ans. En Allemagne, j'ai critiqué le fait que la grande coalition CDU-CSU-SPD dirigée par Angela Merkel ait permis dans certains cas aux salariés qui ont cotisé pendant trente-cinq ans de partir à la retraite sans décote à 63 ans. C'est trop tôt et, à terme, non finançable. L'âge légal de départ à la retraite doit rester 67 ans.
La résistance aux réformes est très forte en France. Après des mois de protestation et la quasi-paralysie du pays pendant plusieurs semaines, quelles sont aujourd'hui les options pour Emmanuel Macron ?
G. S. : Si le président Macron ne parvient pas à aller plus loin à cause de l'opposition à laquelle se heurte sa réforme, alors il devra s'interroger : « J'ai fait des concessions, mais maintenant ça suffit, je ne peux plus négocier sinon ma réforme va être vidée de toute sa substance. » Il doit avoir recours à l'article 49.3 de votre Constitution pour faire passer ces réformes si nécessaires à l'intérêt du pays, sans le vote du Parlement. La Constitution donne au président français des pouvoirs et des moyens d'action que les autres dirigeants européens n'ont pas. C'est une bonne idée d'utiliser cet article. Si le président Macron parvient à faire comprendre aux Français que ces réformes sont absolument indispensables, et s'il fait preuve de détermination pour les mettre en place, il aura une chance d'être réélu. Si, par contre, il n'arrive pas à les convaincre, il entrera quand même dans l'Histoire comme quelqu'un qui a bien fait son travail. Parce qu'au fond du fond, la vraie question est de savoir ce que gouverner veut dire dans nos sociétés européennes si riches. Cela ne signifie pas qu'un chancelier ou qu'un président renonce ou refuse de se battre. Non, gouverner ça veut dire qu'on est prêt à risquer de perdre les élections pour le bien de son pays. C'est ce que nous avons fait. Nous étions parfaitement conscients que nous avions peu de chances d'être reconduits au gouvernement.
Comment expliquez-vous que les présidents français aient tant de mal à réformer leur pays ?
G. S. : Je n'ai travaillé qu'avec un seul président français que j'ai beaucoup apprécié : Jacques Chirac. Ce n'était pas un social-démocrate, mais il avait de l'instinct et savait parler aux « petites gens », pardonnez-moi l'expression. Il était certes paternaliste, mais très à l'écoute de la société française. Pourtant, à l'époque de Jacques Chirac, la nécessité de réformer le pays n'était pas aussi urgente qu'aujourd'hui.
C'est pourtant vous, un chancelier social-démocrate, qui avez réformé l'Allemagne. Les présidents socialistes n'y sont pas parvenus.
Je n'ai jamais compris pourquoi François Hollande n'a pas entrepris de réformes. Dans la dernière phase de son mandat, il savait parfaitement qu'il ne serait pas réélu. Tous les sondages le donnaient perdant. Dans une telle situation, il me semble qu'un homme d'État s'interroge : comme de toute façon je n'ai plus rien à perdre, autant consacrer mon énergie à mettre en œuvre une grande réforme historique. Mais François Hollande n'a pas fait ce choix-là.
En Allemagne, la France est souvent décrite comme un pays de cocagne et les Français comme de grands rêveurs qui refusent de voir la réalité en face et se cramponnent à leurs privilèges.
La France c'est avant tout la France. Un beau pays dans lequel il fait bon vivre. Mais je ne dirais pas un pays de cocagne. Pour vivre, il faut travailler dur en France comme en Allemagne.
En Allemagne, la France a aussi la réputation d'être un pays incapable de se réformer, figé dans des structures d'un autre âge.
G. S. : Je n'adhère pas à cette vision de la France. Je pense que si le président Macron met toute son énergie à faire avancer son projet, les Français vont finir par l'accepter. J'espère qu'il tiendra bon, car une France forte et saine économiquement est dans l'intérêt de l'Allemagne et du reste de l'Europe. L'économie grecque, dont nous avons tant parlé, représente 3 % du PIB de l'Europe. Vous pouvez financer la Grèce avec la petite monnaie qui traîne dans votre poche, mais si la France ou l'Italie ne font pas de réformes, elles peuvent mettre en danger l'Union européenne. La crise grecque était gérable. Une crise similaire en France – Dieu merci, on en est loin – ne serait pas gérable. Une France incapable de se réformer, même si je ne crois pas que ce soit le cas, aurait des conséquences très négatives pour la politique européenne. Car sans la France et l'Allemagne côte à côte, l'Union européenne est difficile à gouverner.
Vous êtes le chancelier qui est parvenu à faire ce qu'aucun président français n'a réussi jusqu'à présent : réformer son pays. De quoi a-t-on besoin pour mener à bien une telle entreprise ?
G. S. : Il faut avant tout avoir du courage et un projet précis. L'Allemagne avait à l'époque un gros problème de compétitivité. Le journal britannique The Economist l'avait surnommée « l'homme malade de l'Europe ». C'était exagéré, mais pas tout à fait faux. En outre, avec le vieillissement de la population et un taux de natalité extrêmement faible, les systèmes de protection sociale étaient à terme gravement menacés. Nous avons donc dû réagir en réajustant ces systèmes et en restaurant la compétitivité tout en nous engageant à réserver une partie substantielle de notre budget à la recherche et à l'éducation. Nous avons donc dû, comme la France aujourd'hui, revoir notre système de retraite.
Comment la coalition rouge-verte que vous dirigiez à l'époque a-t-elle fait avaler cette pilule amère aux Allemands ?
G. S. : Ce ne fut pas facile. Je savais qu'il y avait de fortes réticences au sein de mon propre parti le SPD et que les syndicats seraient contre. Il ne faut pas oublier qu'avant d'entreprendre ces réformes, nous avions tenté une autre voie de concertation baptisée « Alliance pour le travail ». L'idée était de rassembler autour du gouvernement les syndicats, d'un côté, et les organisations patronales, de l'autre. En nous inspirant du modèle néerlandais, nous voulions trouver un large consensus pour mener à bien ces réformes primordiales. Mais nous avons très vite compris que cette voie-là ne menait à rien. Les syndicats et les organisations patronales ont fait pression sur le gouvernement pour qu'il défende leurs intérêts respectifs, mais les deux camps n'étaient pas prêts à faire des compromis entre eux. L'« Alliance pour le travail » se solda donc par un échec. Nous avons compris alors que le seul moyen d'avancer était que le gouvernement se charge lui-même de faire passer ces réformes, top-down, de haut en bas. Car c'est bien là la mission d'un gouvernement : quand on ne trouve pas de solution consensuelle, il ne faut pas se réfugier dans l'inaction ou laisser tomber son projet, mais au contraire, il faut s'appuyer sur les majorités parlementaires pour le mettre en œuvre. En mars 2003, j'ai présenté l'Agenda 2010 devant le Bundestag.
Avez-vous des regrets aujourd'hui ? Vous avez effectivement perdu les élections en 2005 et cédé votre fauteuil de chancelier à Angela Merkel.
G. S. : Pas une seule seconde. L'Allemagne a mis en place des réformes que de nombreux pays européens n'étaient pas prêts à introduire à l'époque. Ces réformes et les concessions faites par les syndicats en matière salariale, en particulier durant la crise financière, ont fait d'un « homme malade » une femme en pleine santé. Car Mme Merkel a beaucoup profité de nos réformes qui ont offert à l'Allemagne une longue période de prospérité. Elle-même le reconnaît d'ailleurs.
Les Allemands ont relativement peu protesté contre l'Agenda 2010. Comment expliquez-vous la mobilisation massive des Français ?
G. S. : Les gens sont aussi descendus dans la rue chez nous, mais pas aussi massivement. Je me souviens qu'à plusieurs reprises – en particulier dans l'ex-Allemagne de l'Est –, les gens ont jeté des cailloux contre ma voiture. Mais il s'agissait d'actes individuels. Les syndicats ont fait front contre notre programme de réformes et je me souviens d'un congrès syndical particulièrement vindicatif où j'ai fini par dire : « C'est nécessaire, nous le ferons et Basta ! » [rires] Cette expression est entrée dans la légende. J'en conviens, ce n'était peut-être pas très élégant, mais c'était indispensable pour montrer notre détermination à mener à bien ces réformes essentielles. Je ne suis pas un spécialiste de la psyché française, mais je crois qu'en France il existe une tradition de la révolte. Prenez les agriculteurs qui ont si souvent perturbé la circulation sur les routes. Les Français sont plus prêts que les Allemands à entrer en confrontation et à descendre dans la rue. Les grandes manifestations en Allemagne ont eu lieu contre le déploiement des missiles à moyenne portée Pershing II au tout début des années 1980. Et certains d'entre nous y ont pris part.
Vous aussi ?
Bien sûr !
La relative paix sociale qui règne en Allemagne a des causes structurelles.
G. S. : C'est vrai, le modèle allemand est plus compatible avec le bon fonctionnement de l'économie. En siégeant au sein des comités d'entreprise, les syndicats influencent la politique de l'entreprise. De plus, le système de cogestion leur permet de participer de près à la gestion de leur entreprise par le biais du conseil de surveillance. Cela contribue à pacifier les relations.
Et quel regard portez-vous sur les syndicats français ?
G. S. : Je ne veux pas donner de conseils, mais je crois que les syndicats français préfèrent la confrontation au dialogue. En Allemagne, la cogestion oblige les syndicats à un dialogue qui se traduit également au niveau politique. Évidemment, il y a aussi des grèves en Allemagne, et même assez fréquemment, mais la constitution des entreprises propose un cadre pour résoudre ces conflits.
La « grande nation » – c'est ainsi que les Allemands appellent la France – est-elle affaiblie ?
G. S. : Mais bien sûr que non. Qu'il y ait des résistances dans la société, cela fait partie du jeu démocratique. Mais que le président et le gouvernement reculent devant ces résistances, je n'appelle pas ça gouverner. Gouverner cela veut dire continuer sur sa lancée et mener à bien son projet. Et même dire : ce qui est important pour la France est plus important que mon avenir politique à moi. Personnellement, je préfère ne pas avoir été réélu parce que j'ai mis en place une réforme qui a profité à mon pays plutôt que de perdre les élections sans vraiment savoir pourquoi.
Quel conseil donneriez-vous à Emmanuel Macron ?
G. S. : Il n'y a qu'un seul conseil que j'aimerais lui donner : continuez ce que vous avez commencé. Pour le bien de la France et pour le bien de l'Europe. Les propositions du président Macron en matière de politique étrangère et de sécurité sont bonnes – que ce soit le renforcement de la défense européenne, la relation à la Russie. Mais la France ne peut jouer un rôle de leader dans le monde que si sa situation économique est solide. Emmanuel Macron est sur la bonne voie, il est important qu'il aille jusqu'au bout. C'est ce que j'espère. Je ne suis pas Français, mais je suis Européen et la France est trop importante pour l'Europe.
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