Face
au terrorisme, non seulement les pays européens réagissent trop tard et
de manière trop peu concertée, mais la diplomatie reste, à tort, un
sujet tabou, estime l’expert Pierre Conesa dans une tribune au
« Monde ».
Après
d’autres pays européens, le Royaume-Uni vient d’être frappé trois fois
en trois mois par des attentats qui ont fait au moins trente-trois morts
et quelques centaines de blessés. Le modèle communautariste, qu’il soit
belge ou britannique, ne protège pas plus de la furie salafiste que le
modèle laïque français. Les mêmes erreurs de diagnostic, de méthode et
de traitement se retrouvent dans les politiques de contre-radicalisation
un peu partout en Europe.
Le
diagnostic a longtemps été différé et seuls les attentats ont contraint
à revoir les postulats. La devise protectrice de Londres contre les
salafistes était « Respectez nos lois, nous respecterons votre foi ! »
En fait, les quatre attentats de 2005 (56 morts, 700 blessés) et la
découverte que la ghettoïsation imposée par les salafistes dans certains
quartiers permettait de vivre complètement hors du système britannique
furent un traumatisme.
En
France, on ne commença à se préoccuper des départs pour la Syrie que
lors d’une conférence de presse de mères concernées, au printemps 2014,
qui amena à la création d’un numéro vert. Les alertes lancées par les
élites musulmanes en 2013 et 2014 étaient restées sourdes. D’un côté et
de l’autre de la Manche, tant à droite qu’à gauche, on ne traitait pas
la question de la radicalisation et on confondait islam et salafisme. En
employant des termes génériques comme « islam radical » ou « musulmans
intégristes », on mélangeait l’un et l’autre.
Inutile de parler du rousseauisme de Mélenchon qui « ne [veut] pas qu’on parle de religion ! », du
programme du Parti travailliste britannique, qui ne parle même pas de
la question terroriste, ou de Nathalie Arthaud, qui accuse « le grand capital » !
Frilosité ou aveuglement ? Il a fallu les attentats de janvier 2015
pour qu’enfin Manuel Valls parle de lutte contre le salafisme sans faire
la distinction entre quiétistes et djihadistes qui diffusent le même
discours antisémite, raciste, intolérant, homophobe, misogyne et
sectaire.
Erreur de méthode
S’il
fallait se fier aux seuls discours, Hitler était un nazi quiétiste
avant 1934. Une des premières mesures pour démontrer politiquement la
différence entre islam de France et salafisme aurait été en France,
comme nous l’avions proposé, de rattacher le bureau des cultes non plus
au ministère de l’intérieur, mais au premier ministre, à Matignon, et
laisser la lutte contre le salafisme au ministère de l’intérieur.
TOUS LES DISPOSITIFS DE LUTTE CONTRE LES SALAFISTES ONT ÉTÉ MONTÉS DANS L’URGENCE
Erreur
de méthode ensuite ! En France, pays qui se croyait protégé par la
laïcité de la loi, tous les dispositifs de lutte contre les salafistes
ont été montés dans l’urgence. Il fallait faire vite mais avec toujours
les mêmes hésitations. Le retard du temps politique devait être rattrapé
par l’activisme administratif. En confiant au Comité interministériel
de prévention de la délinquance (CIPD) la lutte contre la
radicalisation, la question politique est devenue un problème de
délinquance. L’état d’urgence a été comme son nom l’indique une mesure
d’urgence devenue permanente.
La
Grande-Bretagne a associé des salafistes quiétistes à la lutte contre
la radicalisation, sans grand succès il faut le dire. Le niveau d’alerte
« critique » décidé après l’attentat du 22 mai à Manchester avait
ensuite été réduit jusqu’à l’attentat de Londres de samedi 3 juin. La
prison est devenue un sujet d’urgence parce qu’on disposait d’études sur
le sujet (notamment celles de Farhad Khosrokhavar et de Ouisa Kies),
alors que les juges antiterroristes remarquaient depuis longtemps que
70 % des retours de Syrie n’étaient passés ni par la prison ni par la
mosquée…
Une vision d’ensemble est indispensable
Après
l’agression violente de deux agents le 4 septembre 2016,
le regroupement associé à une prise en charge lourde de traitement des
détenus les plus dangereux à la maison d’arrêt d’Osny, de Fresnes et de
Fleury-Mérogis a été complètement arrêté sur décision soudaine du garde
des sceaux. Elle se réduit aujourd’hui à une simple évaluation des
personnes détenues, sans évaluation ni réflexion globale.
Chaque
ministre a aussi voulu poser sa pierre à l’édifice et se doter d’un
haut conseil, une formule politiquement toujours utile quand on ne sait
que faire. Matignon a créé son propre conseil scientifique trimestriel,
le seul véritablement indispensable,
par un décret du 3 mai 2017, soit… 27 mois après l’attentat contre
Charlie.
Les études de terrain confirment l’extraordinaire prégnance de la
déshérence sociale dans le recrutement djihadiste, mais les jeunes
convertis radicaux issus des classes moyennes ou les jeunes filles
partant en Syrie posent un autre type de question.
C’est
dans l’association quotidienne des experts à l’action publique qu’on
peut évaluer et synthétiser, en ne laissant de côté aucune des questions
essentielles. Lever l’accès des chercheurs aux quelque 6 000
signalements du numéro vert, seule donnée démographiquement exhaustive
de l’état des processus de radicalisation, devrait être une priorité.
La
société française choquée par les attentats, a, elle aussi, connu une
très forte mobilisation contre la radicalisation. Si certaines
initiatives nées avant les attentats ont été accompagnées, d’autres,
mises en place spontanément et localement, ne sont ni recensées ni
évaluées. Des études de synthèse ont été demandées à des chercheurs,
puis laissées sans suite. Là aussi une vision d’ensemble paraît
indispensable.
Le loup solitaire n’existe pas
Erreur
de traitement enfin : parler de terrorisme au lieu de parler de
radicalisation équivaut à traiter le symptôme plutôt que la maladie.
Gérard Chaliand définit le terrorisme comme « une forme d’action violente dont les effets médiatiques et psychologiques sont supérieurs à l’impact stratégique ». Se
focaliser sur la forme sans chercher à comprendre quelles sont les
racines idéologiques du terrorisme actuel, c’est se limiter à détecter
l’acte plutôt que ses ressorts et ses mécanismes.
Le
loup solitaire n’existe pas. Tous les attentats qui ont frappé la
France ces deux dernières années étaient connectés aux cellules souches
salafistes implantées sur le territoire depuis une vingtaine d’années,
ghettoïsées dans certaines communes, toujours très respectueuses de
vivre dans la légalité. L’enquête sur l’attentat de Manchester a donné
lieu à l’arrestation de onze personnes. Quel réseau l’attentat de
Londres révélera-t-il ?
Par ailleurs, se draper dans la position d’irresponsabilité de la victime évite de se remettre en question. « On nous a déclaré la guerre », avait
affirmé le président français, alors que nos avions participaient
depuis plusieurs mois à l’opération « Chammal ». Quand la
Grande-Bretagne et l’Espagne ont été frappées par des attentats en 2004
et 2005, on a fait le lien avec leur participation à l’invasion de
l’Irak. Quand les terroristes du Bataclan crient en tirant sur les
victimes « on tue des enfants chez vous, parce que vous tuez des enfants chez nous », on ne l’entend pas.
Oxymore diplomatique
Débattre
de notre diplomatie est un tabou ! Le terrorisme aujourd’hui tue 90 %
de musulmans et les trois pays les plus affectés sont le Pakistan,
l’Afghanistan et l’Irak, déchirés par la guerre entre sunnites et
chiites. Peut-on intervenir ? Le doit-on ? La militarisation pour lutter
contre le terrorisme est une erreur récurrente qui génère une
accentuation de la menace terroriste comme dans tout conflit asymétrique
: 240 morts et plus de 900 blessés sur le territoire et aucun soldat
français tué en Syrie et en Irak, étonnant constat.
LA
GRANDE-BRETAGNE HARCÈLE PLUS JULIAN ASSANGE QUE RACHID RAMDA, CERVEAU
DES ATTENTATS DE 1995 EN FRANCE, DONT NOUS AVONS MIS DIX ANS À OBTENIR
L’EXTRADITION
Enfin,
lutter contre Daech pour défendre l’Arabie saoudite, qui est la matrice
du salafisme depuis plus de soixante-dix ans, le plus gros fournisseur
de combattants étrangers en Afghanistan et dans l’Etat islamique, et qui
pratique les mêmes horreurs, est un oxymore diplomatique que
« 10 milliards de contrats » ne suffisent pas à justifier !L’Europe
se trouve à nouveau face à une stratégie américaine affirmée par le
président Trump, qui qualifie l’Arabie « d’alliée » et l’Iran « de pays
terroriste ». Va-t-on à nouveau faire la même erreur stratégique qui fut
la nôtre après le 11 septembre 2001 et le fameux discours de George W.
Bush sur les « axes du mal » ?
L’Europe
n’est pas encore un espace de lutte contre le terrorisme. La
coopération entre polices fonctionne, mais les systèmes judiciaires
préservent leur spécificité. La Grande-Bretagne harcèle plus Julian
Assange que Rachid Ramda, cerveau des attentats de 1995 en France, dont
nous avons mis dix ans à obtenir l’extradition. Il est probable que les
combattants rentrant de Syrie pour disparaître vont se disperser entre
les différents pays de l’Union européenne, qui ne constituent toujours
pas un espace judiciaire uni.
Pierre Conesa est vraiment un de ceux qui font la meilleure analyse du terrorisme et de la radicalisation sous-jacente.
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