Petites réflexions sur la neutralité du chercheur (ou : la nouvelle erreur de Cahuc et Zylberberg)
Posté le 17 septembre 2016 -
Je ne vais pas revenir sur l’ouvrage de Cahuc et Zylberberg, déjà largement commenté (voir notamment la tribune d’André Orléan et la note de lecture de Stéphane Ménia). Je vais plutôt développer sur un point qu’ils avancent dans un texte pour les Echos, où ils cherchent à répondre à la polémique, car ce point me tient à cœur, qu’il me semble essentiel, et que je considère que Cahuc et Zylberberg se trompent de nouveau. Je dis cela sans animosité : si la polémique en cours permet de parler un peu entre chercheurs de comment on fabrique de la science, ma foi, tout ne sera pas totalement perdu.
Cahuc et Zylberberg veulent combattre l’idée qu’en économie tout est affaire d’opinion. Je les cite :
Cahuc et Zylberberg veulent combattre l’idée qu’en économie tout est affaire d’opinion. Je les cite :
La meilleure façon d’accéder à l’état de la connaissance est de s’adresser aux chercheurs spécialistes du sujet, en vérifiant au préalable qu’il n’y a pas de conflit d’intérêt ou d’appartenance à des courants politiques qui pourraient nuire à leur objectivité. Ce constat vaut pour toutes les disciplines. Ainsi, pour comprendre le réchauffement climatique, il vaut mieux inviterdeux chercheurs compétents sans engagement politique et conflit d’intérêt plutôt qu’opposer un climato-sceptique à un écologiste.
Je suis en total désaccord avec ce type de proposition, pour plusieurs raisons. Ce qui ne signifie pas pour autant que je considère qu’en économie, tout est affaire d’opinion, loin de là. Je m’explique.
UN CHERCHEUR NEUTRE, ÇA N’EXISTE PAS
Le premier problème tient à l’hypothèse qu’un chercheur puisse être neutre politiquement. C’est faux, personne ne l’est. J’imagine par exemple que Cahuc et Zylberberg ont une préférence entre système démocratique, système totalitaire, système monarchique, etc. Dans l’hypothèse où ils préfèrent les systèmes démocratiques, j’imagine qu’ils exercent leur droit de vote, qu’ils ne tirent pas leur bulletin au hasard. Ils ne sont donc pas neutres. Sans doute sont-ils moins « engagés » politiquement que d’autres, qu’ils considèrent qu’en étant ni à l’extrême droite, ni à l’extrême gauche, ils sont dans un « juste milieu ». Mais comme le disait Max Weber dès 1904 (car ce sujet de la neutralité du chercheur est très ancien), « Le “juste milieu” n’est pas le moins du monde une vérité plus scientifique que les idéaux les plus extrêmes des partis de droite ou de gauche ».
Tout chercheur est donc « engagé politiquement », au sens où il a une préférence pour certaines valeurs plutôt que pour d’autres valeurs.
Ceci n’est pas sans poser problème, bien sûr, quand, en tant que chercheur, on prend la parole sur un sujet où un autre : il est en effet facile pour un auditeur paresseux, lorsqu’il est confronté à un propos qui contredit sa propre opinion, de ranger l’orateur dans la case du camp opposé. Je me suis ainsi fait taxer d’économiste de gauche devant des auditoires plutôt à droite et d’économiste de droite devant des auditoires plutôt à gauche. Ou bien d’économiste orthodoxe par des économistes hétérodoxes et d’économiste hétérodoxe par des économistes orthodoxes. Mes propos étaient ainsi immédiatement disqualifiés.
Lorsque l’on m’interroge sur ce problème, j’explique immédiatement que, bien sûr, je suis positionné quelque part dans l’espace politique, mais que ce qui compte, ce n’est pas cela : ce qui compte, ce sont les faits sur lesquels je m’appuie pour affirmer telle ou telle proposition, ce sont les éléments de preuve, les méthodes employées pour les mettre en avant, etc.
Dès lors, si vous doutez des affirmations d’un orateur, ne cherchez pas à le mettre dans la case qui vous arrange pour conserver votre opinion, interrogez-vous sur la pertinence des éléments de preuve. C’est pour cela que j’invite les étudiants, quand ils sont convaincus d’un point ou d’un autre, à se faire l’avocat du diable de leurs propres convictions.
Un chercheur en science sociale est donc toujours nécessairement dans une tension entre engagement et distanciation. Nos valeurs nous conduisent à creuser tel sujet plutôt que tel autre, à chercher à démontrer tel point plutôt que tel autre, mais toujours en sachant que pour cela, il faut apporter des éléments de preuve qu’on livrera au débat scientifique.
Que les chercheurs soient engagés est donc inévitable, mais je dirais même plus, c’est salutaire. L’engagement est en effet une source essentielle de motivation. Je prends l’exemple du débat récent autour de la métropolisation, auquel j’ai participé. Il y avait quelque chose ressemblant à un consensus dans la sphère académique, concluant à l’affirmation que la performance économique des territoires s’expliquait par leur taille ou leur densité. Mon intuition était que cette affirmation ne tenait pas, que des résultats au moins partiels la contredisaient. Mais c’était pour partie de l’ordre d’une intuition, nourrit sans doute de certaines valeurs, par exemple du sentiment que la France était par trop jacobine, que ce type d’affirmation allait renforcer cette tendance. D’où mon engagement dans des recherches sur le sujet, sans savoir à l’avance si les éléments de preuve auxquels j’allais aboutir confirmeraient ou contrediraient mon intuition. Jusqu’à présent, ils la confirment.
Faire de la recherche, c’est donc être conscient de sa non neutralité, de ses valeurs, faire l’effort de les faire passer au second plan quand il s’agit de se confronter aux données, à la façon de les traiter, découvrir ce que cela donne, s’interroger sans cesse sur les failles éventuelles dans le raisonnement, la méthode, les données, parvenir à des conclusions, qui interrogent parfois son système de valeurs, qui conduit à le faire évoluer.
Au final, c’est grâce au débat contradictoire sur les éléments de preuve, entre des chercheurs aux engagements différents, que la connaissance des phénomènes sociaux avance un peu.
LA QUESTION DES DÉBATS ENTRE CHERCHEURS, DANS LES MÉDIAS OU AILLEURS
Je rejoins Cahuc et Zylberberg quand ils indiquent qu’on ne sollicite pas suffisamment les chercheurs pour qu’ils expliquent ce que la recherche a à dire sur tel ou tel sujet. Dans tout un ensemble de cas, les résultats sont particulièrement clairs. Par exemple, tous les résultats relatifs à l’impact des migrations sur le chômage montrent que cet impact est nul. Les médias pourraient inviter des économistes de toutes les chapelles sur ce sujet, il y aurait consensus. Ça ferait du bien de l’entendre à des heures de grande écoute.
Mais le travers des médias, effectivement, c’est de toujours vouloir des « pour » et des contre ». J’en ai fait l’expérience lorsque j’ai publié quelques billets sur le faible impact des délocalisations sur les destructions d’emplois en France et/ou le faible impact des relocalisations sur les créations d’emplois. A plusieurs reprises, des journalistes me demandaient, en fin d’interview, si je connaissais des chercheurs qui n’étaient pas d’accord avec moi, afin « d’équilibrer le débat ».
Pour le reste, et sur de nombreux sujets, il n’y a pas consensus. Organiser des débats entre chercheurs aboutissant à des résultats divergents a dès lors du sens. L’enjeu et la difficulté, alors, est d’organiser des débats où ce ne sont pas les opinions ou les valeurs des chercheurs qui s’affrontent, ni, comme semblent le vouloir Cahuc et Zylberberg, le rang de leurs publications (il y aurait un billet à écrire sur ce point, pour signaler encore une fois le manque de réflexivité des économistes), mais les éléments de preuve.
De tels espaces de débat n’existent pas en France, dans la recherche en économie. Pour tout un ensemble de raisons. Les propos de Cahuc et Zylberberg nous en éloignent encore, à une vitesse vertigineuse.
Plus: Olivier Bouba-Olga
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