Plus d'une fois, vous avez souligné l'importance que vous attachiez aux problèmes de la jeunesse, de l'éducation et de la culture. Voilà que votre ministre de l'Éducation nationale se propose de faire adopter une réforme des programmes scolaires qui entraînerait, à plus ou moins brève échéance, un affaiblissement dramatique de l'enseignement du latin et du grec et, par-dessus le marché, de l'allemand.
Cette réforme, la ministre la défend avec sa grâce et son sourire habituels et avec une sûreté d'elle et une hauteur mutine dignes d'une meilleure cause. Peut-être vous souvenez-vous, Monsieur le Président, de Jennifer Jones dans La Folle Ingénue ? En hommage sans doute au cher et grand Lubitsch, Mme Najat Vallaud-Belkacem semble aspirer à jouer le rôle d'une Dédaigneuse Ingénue. C'est que son projet suscite déjà, et à droite et à gauche, une opposition farouche.
On peut comprendre cette levée de boucliers. Il y a encore quelques années, l'exception culturelle française était sur toutes les lèvres. Cette exception culturelle plongeait ses racines dans le latin et le grec. Non seulement notre littérature entière sort d'Homère et de Sophocle, de Virgile et d'Horace, mais la langue dont nous nous servons pour parler de la science, de la technique, de la médecine perdrait tout son sens et deviendrait opaque sans une référence constante aux racines grecques et latines. Le français occupe déjà aujourd'hui dans le monde une place plus restreinte qu'hier. Couper notre langue de ses racines grecques et latines serait la condamner de propos délibéré à une mort programmée.
Mettre en vigueur le projet de réforme de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ce serait menacer toute la partie peut-être la plus brillante de notre littérature. Montaigne et Rabelais deviendraient vite illisibles. Corneille, Racine, La Fontaine, Bossuet changeraient aussitôt de statut et seraient difficiles à omprendre. Ronsard, Du Bellay, Chateaubriand, Giroudoux ou Anouilh - sans même parler de James Joyce- tomberaient dans une trappe si nous n'apprenions plus dès l'enfance les aventures d'Ulysse aux mille ruses, si nous ignorions, par malheur, qu'Andromaque est la femme d'Hector, l'adversaire malheureux d'Achille dans la guerre de Troie, si nous nous écartions de cette Rome et de cette Grèce à qui, vous le savez bien, nous devons presque tout.
Les Anglais tiennent à Shakespeare, les Allemands tiennent à Goethe, les Espagnols à Cervantès, les Portugais à Camoens, les Italiens à Dante et les Russes à Tolstoï. Nous sommes les enfants d'Homère et de Virgile - et nous nous détournerions d'eux ! Les angoisses de Cassandre ou d'Iphigénie, les malheurs de Priam, le rire en larmes d'Andromaque, les aventures de Thésée entre Phèdre et Ariane, la passion de Didon pour Énée font partie de notre héritage au même titre que le vase de Soissons, que la poule au pot d'Henri IV, que les discours de Robespierre ou de Danton, que Pasteur ou que Clemenceau.
Il n'est pas permis de faire parler les morts, mais il est impossible de ne pas imaginer les réactions d'un Claude Lévi-Strauss ou d'une Jacqueline de Romilly aux rêveries meurtrières de Mme Vallaud-Belkacem. Traitées de « pseudo-intellectuels » par une ministre qui ne doute de rien et surtout pas d'elle-même, les plus hautes autorités intellectuelles et culturelles du pays n'ont pas tardé, en tout cas, à exprimer leurs inquiétudes. Auteur de ces livres phares que sont L'État culturel ou La République des lettres, Marc Fumaroli, tout en reconnaissant que la ministre n'était pas la seule responsable d'une situation désolante, a pris dans ce journal la défense du latin et du grec : « Mme Vallaud-Belkacem s'apprête à donner le coup de grâce à ces deux matières sur lesquelles, depuis le XVIe siècle, tout l'enseignement secondaire français, quel que soit le régime, a été fondé. » Dans l'hebdomadaire Marianne, Jacques Julliard, qui n'est pas suspect de partialité, s'écrie : « Notre littérature est le bien le plus précieux. Je le dis tout net : si je devais me convaincre que la gauche est, à son corps défendant, l'agent de la marginalisation de notre littérature dans la France moderne, je n'hésiterais pas une seconde : ce n'est pas avec notre littérature, notre patrie quotidienne, que je couperais. Ce serait avec la gauche. » Et Régis Debray, avec sa force et sa lucidité coutumières : « Ce que je crains, c'est une école qui ferait de l'élève un client. Quand on attaque la mère, le latin, je crains pour la fille, le français. » Et Pierre Nora : « C'est l'expression d'une France fatiguée d'être elle-même, d'un pays qui ne sait pas trop où il va et ne sait donc pas dire d'où il vient. » Et François Bayrou : « Dégueulasse. » Et Luc Ferry : « C'est un désastre. » Je me demande ce que pense de la réforme un grand esprit comme Paul Veyne qui nous a donné récemment une belle traduction de l'Énéïde de Virgile.
Renoncer aujourd'hui à cette longue tradition qui se transmet depuis des siècles de génération en génération, à ce que les Lumières et la gauche de Jaurès, de Herriot et de Blum appelaient les humanités, c'est condamner demain à l'oubli tout un pan immense de notre littérature. Et pour le remplacer par quoi ? Par un journalisme de bas étage, par une vague et fumeuse interdisciplinarité qui reste très obscure, par un pédagogisme théorique et abstrait, par un charabia pire que celui des Précieuses de Molière, par cette Novlangue à la mode où un « référentiel bondissant » est l'autre nom d'un ballon.
Nous pourrions naturellement vivre sans Homère, sans Montaigne, sans Corneille et sans Racine. Et leur substituer des circulaires administratives, des publicités commerciales, toute une panoplie d'usines à gaz au bord de l'hébétude et de bonnes intentions inutiles et navrantes. Mais nous sommes encore quelques-uns à croire que nous vivrions plutôt moins bien. Mme Najat Vallaud-Belkacem est pour la littérature et la culture de ce pays un Terminator de charme, une sirène séduisante dont il faut s'éloigner au plus vite, une espèce d'Attila souriante derrière qui les vertes prairies de la mémoire historique ne repousseraient plus jamais.
Monsieur le Président de la République, une réglementation abusive, des freins multiples et constants à toute économie souple et vivante, des impôts absurdes et écrasants qui ne cessent d'alimenter le chômage présentent assurément beaucoup d'inconvénients. Ils ne sont rien ou presque rien à côté de l'entreprise de démolition collective, d'obscurantisme et de haine de soi-même à laquelle se livre votre ministre de l'Éducation nationale. « Rompre avec les choses réelles, écrit Chateaubriand, ce n'est rien. Mais rompre avec les souvenirs !… » Vous avez dit et répété que vous étiez responsable de tout ce qui se faisait en votre nom. L'avenir de nos enfants est aujourd'hui en jeu. Ne laissez pas dépérir nos biens les plus précieux : notre langue, notre littérature, notre culture.
Ne soyez pas aux yeux de l'histoire le président qui aura tiré un trait final sur plus de mille ans de littérature française. Source "Le Figaro" du 8 mai 2015
Plus:Réforme du collège : latin et grec, deux langues qui apprennent à penser. Sauvons-les !
notre sémillant nonagénaire semble avoir zappé quelques épisodes depuis son passage dans les humanités des années 30, et pas forcément analysé les effets de ce fort sympathique classicisme sur la situation de notre pays dans la compétition internationale,
RépondreSupprimermais la nostalgie reste un bien précieux, sauf qd elle conduit le corps électoral là où il est...
Alea jacta est ! fluctuat nec mergitur ? Vae victis ? Morituri te salutant ? Errare humanum est, perseverare diabiolicum !
RépondreSupprimerNunc est bibendum ! et caetera.
Je n'ai pas bien saisi le commentaire et le lien avec la situation de notre pays dans la compétitions internationale....Si l'école était encore capable de promouvoir l'études des "humanités", elle ne fabriquerait pas 25% d'illétrés mais des personnes capables de réfléchir et d'analyser donc les plus aptes et mieux armés pour affronter la compétition. Sinon...sic transit gloria mundi
RépondreSupprimerpour avoir fait les dites humanités 20 ans après j d'o (elles concernaient alors 10 à 15% d'une classe d'âge) je pense qu'elles conduisent plus au "moruti te salutant" qu' à l'esprit d'entreprise qui mène aujourd'hui la danse macabre qui nous conduit dans le mur écologique.
RépondreSupprimerrappelons que les illettrés sortent du primaire, qui n'a jamais été concerné par les humanités chères à j d'o, et que l'ajustage des cycles d'enseignement n'est ni une science exacte, ni de la responsabilité exclusive d'un ministre, ni de la compétence obligatoire d'un académicien même écrasé par ses impôts.
Voici mon expérience du sujet. Revenu d'Angleterre en janvier 1946 après 5 ans d'exil et statut de réfugiés (mai 1940-janvier 1945), j'avais oublié le français (j'avais 11 ans). J'ai donc dû d'abord rattraper ce retard. Entré en 6è au collège classique de Calais - et non au collège moderne - j'avais des cours de latin; Cicéron, Tacite, Virgile... autant que je me souvienne. En 4è j'eus le choix entre Grec ou Allemand; je choisis Grec; j'étais très bon en anglais pour cause! Platon, comme je me souviens. J'avais le gros dictionnaire Gaffiot orange pour le latin et Bailly vert pour le Grec. Au bac en Grec il y eut Thucydide, la cata! Platon c'était facile; comme Cicéron. Je rentrais alors en math élem et ce fut fini. A quoi latin et grec m'ont-ils servi? car pour Corneille, Molière et autres auteurs classiques français, on les avait en cours de français. Je crois que c'était la difficulté d'apprendre des langues difficiles, notamment le grec avec son alphabet différent. En math élem je me passionnais pour la géométrie: les figures, les polaires, l'inversion, les hyperboles etc... autre façon d'affronter des difficultés de compréhension. Ensuite c'est toute la vie durant qu'on continue d'apprendre avec le bagage reçu à l'école et au collège, transmis par des profs qui me sont restés en mémoire et à qui je rends hommage aujourd'hui.
RépondreSupprimer