01/07/2024

Pascal Perrineau : « Les élites portent une lourde responsabilité

Le Point : Quel paysage politique se dessine à l'issue du vote du premier tour des législatives ?
Pascal Perrineau : Avec la multiplication, jamais connue à un tel point, des triangulaires, ces législatives sont les premières de la Ve République qui enregistrent l'espace politique tripolaire engendré par l'implosion du système bipolaire que le macronisme a provoqué.

Se dégagent un pôle national populiste avec le RN, un pôle de gauche sous influence de son aile radicale avec le Nouveau Front populaire et un pôle central qui agrège plus ou moins bien les forces de la majorité sortante et ce qui reste de LR. Ces trois forces oscillent entre 22 % pour le troisième pôle et 33,5 % pour le premier, la gauche occupant, avec 28,5 % des suffrages, une position intermédiaire. Dans plus de 50 % des 577 circonscriptions, avant que le jeu des désistements se mette en branle, ces trois forces pourraient s'affronter.

Ce vote est-il le fruit de facteurs structurels et/ou conjoncturels ? La colère s'ancre-t-elle en France ?

Ce vote est avant tout l'exutoire d'une France qui est largement sortie du clivage entre la gauche et la droite pour véhiculer aujourd'hui des interrogations et des inquiétudes vis-à-vis de l'ouverture de la société aux grands vents du dehors, qu'ils soient économiques, politiques ou sociétaux. Cette incroyable dynamique du RN est à la hauteur des espoirs déçus enregistrés par les couches populaires à la suite des expériences de droite, de gauche et d'ailleurs qu'elles ont connues en à peine vingt ans. Ce sentiment d'usure prématurée des promesses véhiculées par Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron a débouché sur un sentiment de colère qui, aujourd'hui, trouve un écho dans le verbe haut et fort des démagogues de droite et de gauche, porteurs d'une radicalité qui a souvent rythmé nombre d'épisodes de l'histoire politique française.

Comment diriger un pays en colère ?

Ce pays peut se choisir un leader qui dit tout haut la colère qui sourd à bas bruit de tous les pores de la société française. Trump a joué cet office aux États-Unis, Javier Milei le fait en ce moment en Argentine… Une autre manière de faire est de partir à la recherche d'un homme ou d'une femme capable de prendre soin des colères, de les calmer et de les positiver. L'actuel président, qui avait au départ la volonté de le faire, a échoué et a peut-être même contribué à échauffer les esprits et les antagonismes.

Ce vote est-il nourri par une haine anti-élites ?

Les échecs successifs des trois derniers présidents sont plus que l'échec de trois hommes, ils sont la traduction d'un système élitiste français qui est à bout de souffle mais qui souvent reste très – trop – sûr de lui-même. En 1997, Jacques Julliard avait écrit un remarquable essai, La Faute aux élites, dans lequel il avait montré la manière dont ces dernières s'étaient peu à peu séparées du peuple. S'étaient ainsi créées deux maladies françaises : l'élitisme, c'est-à-dire la démocratie sans le peuple, et le populisme, c'est-à-dire le peuple sans la démocratie. Les élites, qu'elles soient économiques, administratives, politiques, intellectuelles ou médiatiques portent une lourde part de responsabilité.

L’isoloir devient le lieu d’un cri, le cri du peuple… C’était, en 1871, le titre du quotidien de la Commune de Paris édité par Jules Vallès. En 2024, les héritiers des communards n’en ont plus le monopole.

Comment lisez-vous la participation forte en zone rurale ? Ceux qui ont les pieds dans la terre veulent-ils sortir les « hors-sol » ?

Les habitants des zones rurales et rurbaines ont peu de visibilité et de voix au chapitre. Mais leur sentiment de relégation et de ressentiment débouche de plus en plus sur des prises de parole fortes (le mouvement des Gilets jaunes) ou des mouvements de mobilisation électorale où la protestation électorale prend le pas sur le retrait (à savoir l'abstention). L'isoloir devient le lieu d'un cri, le cri du peuple… C'était, en 1871, le titre du quotidien de la Commune de Paris édité par Jules Vallès. En 2024, les héritiers des communards n'en ont plus le monopole. L'essayiste anglais David Goodhart a remarquablement montré comment la révolte populiste de ceux qui sont de « quelque part » (somewhere) montait à l'assaut des intérêts de ceux qui sont de « nulle part » ou de partout (anywhere).

Nous voici avec trois France irréconciliables ?

Pour l'instant, ces trois pôles ne partagent pas beaucoup de valeurs communes, et ce n'est pas la résurgence hâtive ici et là d'un front ou d'un arc républicain qui permettra de ressusciter une république conciliatrice et universaliste mise à mal par le multiculturalisme de la gauche, le nativisme du RN et le cosmopolitisme de la macronie.

Vers quelle sorte de cohabitation allons-nous ?

La cohabitation des trois familles politiques qui divisent la société est difficile. La cohabitation entre le pouvoir présidentiel et le pouvoir législatif le sera peut-être encore plus. Nous avons déjà eu trois cohabitations et aucune de celles-ci n'a été dramatique. Au contraire, certains Français considéraient même que la cohabitation pouvait être un instrument de cohabitation pacifique de mœurs politiques excessivement binaires et primaires. Le problème est, cette fois-ci, que le RN est un parti peu habitué aux subtilités de l'exercice du pouvoir, peu partageux car trop attaché à une conception unique du bien et qui donc a du mal, avant même que la cohabitation ait commencé, à envisager que le président puisse être autre chose qu'un « roi nu »… Cela laisse augurer des lendemains difficiles.

Peut-on s'attendre à des blocages, voire à des révoltes, dans le pays ?

Ces difficultés peuvent être accentuées par le fait qu'à l'autre bout du spectre politique, la gauche radicale rêve de plaies et de bosses et considère qu'elle peut toujours obtenir par la rue ce que les urnes lui ont refusé. Les rêves de barricades, de vérité du mouvement social, de liesse d'une foule qui croit qu'elle est le peuple… Tout cela hante beaucoup la gauche radicale et les têtes de nombreux intellectuels qui croient savoir ce qui est bon pour le « peuple », surtout dans les moments où celui-ci échappe de plus en plus aux canons du « politiquement correct ».

Le RN est-il prêt à exercer le pouvoir ?

Si les Français lui confient une majorité législative suffisante pour gouverner, ce sera l'heure de vérité pour un mouvement qui, au cours de ses soixante-quatre ans d'existence, n'a jamais, sauf dans le cadre de quelques rares et modestes mairies, exercé le pouvoir. L'école du pouvoir que sont les collectivités locales n'a pas été celle du RN. L'autre école du pouvoir que sont la haute administration et les instances supérieures de l'appareil d'État n'a pas été non plus une filière très pratiquée par les hommes et les femmes du RN.

Leur reste donc la foi militante, dont ont sait qu'elle est de peu de secours pour gérer les sociétés complexes. L'éthique de conviction ne peut se substituer complètement à l'éthique de responsabilité. Il leur restera alors à apprendre, à comprendre, à attirer des compétences et à convertir les sceptiques en sortant peu à peu de cette culture dans laquelle l'adversaire est trop souvent un ennemi.

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