La trahison du RN
Or, pour saisir l'état politique réel de la France, il faut regarder la carte des résultats, non pas du second tour, mais du premier. La seule qui vaille. Elle ressemble, à quelques nuances près, à la carte du Front populaire de 1936, soit une implantation du RN dans des territoires de tradition égalitaire, républicaine et laïque. La carte électorale du second tour, bien que ne souffrant aucune contestation démocratique, est le résultat de désistements et d'appels au « front républicain », qui brouillent la lecture de la dynamique électorale. On sait que plus de 10 millions d'électeurs ont voté pour des candidats du RN au premier tour. Ils étaient 4 200 000 en 2022. 39 candidats ont été élus dès le premier tour, le 30 juin.
Ni Jean-Luc Mélenchon ni Olivier Faure, hier soir, n'ont eu de mots pour ces millions de Français qui vivent plus intensément que d'autres les réalités de la mondialisation (malheureuse, celle-ci). La France, dans la bouche du socialiste comme dans celle de l'Insoumis, s'est résumée au « peuple de gauche ». Les autres, les beaufs, les ploucs, les « sans dents », n'existent pas. N'existent plus. C'est ce qu'il en coûte lorsque, par désespoir, un électeur vote RN : il sort de l'histoire, par sa seule faute. Il faudra peut-être attendre une prochaine fronde, électorale ou de type Gilets jaunes, pour éventuellement se préoccuper de lui. Jordan Bardella et plus globalement le RN ont montré, quant à eux, qu'ils n'étaient pas à la hauteur des attentes de ces Français, qui auraient mérité mieux, pour les représenter, que ces candidats authentiquement racistes, antisémites ou homophobes. Trahison, là aussi.
Les uns gagnent, les autres perdent
La fracture électorale de notre pays est d'abord une fracture culturelle et sociale. Lors de ce second tour des législatives, c'est la France macronienne – elle existe encore – et la France de gauche, soit deux France des métropoles, qui se sont unies contre le Rassemblement national. À la lecture des résultats, il n'y a plus aucun doute possible sur l'étendue du séparatisme socioculturel qui touche notre pays. La géographie antagonique française n'oppose plus les régions catholiques aux régions déchristianisées, comme ce fut longtemps le cas, mais les grandes villes aux campagnes et aux zones périurbaines. Il y a 15 ans, Christophe Guilluy et Jérôme Fourquet en ont analysé les premières tendances.
Aujourd'hui, nous en sommes au stade où ces deux France n'ont plus rien en partage. La sécession est comme admise de tous. Les uns gagnent, les autres perdent. Au premier tour, les 23 métropoles ont voté NFP (42,9 %), Ensemble ! (25,8 %), puis RN (19,1 %). Le parti nationaliste atteint même une moyenne de 15 % dans les trois principales, Paris, Lyon et Marseille. Sous l'effet conjugué de la hausse des prix de l'immobilier et de la tertiarisation de l'économie, la diversité sociale s'est considérablement réduite dans le cœur des grandes villes. Les classes populaires, travailleuses ou non, y sont sous-représentées. À la présidentielle de 2022, 45 % des ouvriers et 36 % des employés relégués extra-muros ont voté en faveur de Marine Le Pen. Si la présidentielle de 2022 avait lieu sur le seul territoire des Hauts-de-France, la candidate RN aurait été élue avec 52,13 % des voix au second tour. Après la Corse, les Hauts-de-France sont la région la plus pauvre du pays.
Ségrégation sociale et scolaire
Dans son dernier livre, Faites mieux !, Jean-Luc Mélenchon théorise cette nouvelle configuration géographique. « L'être humain de ce temps est l'“Homo urbanus”, postule-t-il. Ce monde urbain fait surgir un acteur social et politique et des formes d'action nouvelles : le peuple et ses révolutions citoyennes. » Pour le leader des Insoumis, le seul terrain des transformations politiques, sociales et écologiques est la ville. Quel mépris pour les agriculteurs, parmi tant d'autres ! Il faut lire, sous sa plume, un éloge des métropoles gentrifiées (habitat privé) et des périphéries aux populations immigrées (habitat social).
La vraie coalition de gauche est celle-ci, rassemblant des privilégiés, au fort capital culturel, qui font le choix des « valeurs » et un électorat populaire des banlieues. Le vivre-ensemble à l'intérieur de cette gauche hétérogène ne va cependant pas de soi. La ségrégation sociale et scolaire est fréquente dans les villes de gauche qui comptent encore un peu de mixité. Autrement dit, les « bobos » ont les moyens financiers de choisir le secteur sécurisé de leur ville et de mettre leurs enfants dans une école privée. Des moyens que n'ont pas les électeurs du RN, dans la même situation, qui devront subir un multiculturalisme qu'ils rejettent. Les uns ont un plan B, les autres n'en ont pas. En 2017, Marine Le Pen a enregistré ses meilleures performances dans les communes situées entre 30 et 70 kilomètres d'un centre urbain.
Solde migratoire positif
Le rapport à l'altérité n'est pas la seule motivation de vote pour le RN. L'aspect social compte autant, sinon plus. Le vote RN recoupe la stratification éducative de la société, engendrée, selon le sociologue Emmanuel Todd, par l'augmentation de la proportion de diplômés du supérieur. Dans les grandes villes, qui sont souvent aussi des métropoles universitaires, on note un survote en faveur de la gauche ou de Macron en 2017.
Selon un sondage Ifop de 2018, 18 % des
Français se considéraient comme « Gilets jaunes ». L'identification
était la plus forte parmi les détenteurs d'un CAP ou BEP (29 %) et 19 %
pour les personnes au niveau bac. En 2022, 44 % des Gilets jaunes ont
voté Marine Le Pen. Le solde migratoire est positif dans de nombreuses
métropoles (plus d'installations que de départs), ce qui indique
l'ampleur de la difficulté pour le RN. Faut-il pour autant abandonner à
leur sort ces millions de Français, comme le font Mélenchon et ses amis,
après que Macron les a méprisés ? François Ruffin, qui a quitté LFI,
sait qu'il ne le faut pas. Que ces Français ne sont pas de trop. Qu'ils
ne sont en rien des fachos. Qu'ils n'appartiennent pas au RN. Que leurs
cris méritent d'être entendus au nom de la justice sociale, au nom de
l'ordre républicain, ces vieux combats longtemps menés par la gauche sur
ces mêmes terres aujourd'hui lepénisées.
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