10/06/2024

Christophe Guilluy: «Avec la dissolution, Macron cherche moins à répondre à la crise démocratique qu’à l’invisibiliser»

GRAND ENTRETIEN - Pour le géographe, la percée du RN aux Européennes a été portée par un mouvement existentiel de contestation de «la France d’en haut». Dans ce contexte, la dissolution de l’Assemblée nationale s’apparente à une fuite en avant qui pourrait aussi être un pari risqué.

Dernier livre paru : Les Dépossédés. L’instinct de survie des classes populaires (Flammarion, 2022).

LE FIGARO. - La liste du RN est arrivée très largement en tête des élections européennes conduisant le président de la République à une dissolution surprise. Est-ce la confirmation du diagnostic que vous faites depuis votre premier livre, Fractures françaises ?

CHRISTOPHE GUILLUY. - Aujourd’hui, après plusieurs décennies de cristallisation des fractures géographiques, sociales et culturelles, je ne parlerais plus de « fractures » mais d’un véritable schisme, un schisme culturel entre des classes populaires et moyennes et, non pas seulement les « élites » ou le « 1 % », mais avec « le monde d’en haut », celui des catégories intégrées ou supérieures.

Avec cette dissolution - dont le storytelling a été pensé secrètement par une cellule de communicants à l’Élysée -, Emmanuel Macron cherche moins à répondre à ce schisme qu’à l’invisibiliser. À l’inverse du sage chinois, il nous montre le doigt au moment où l’on distingue la lune.

Pourtant, ce schisme culturel est le cœur de la crise démocratique et de représentation que l’on observe en Europe de l’Ouest et aux États-Unis. Il est la cause première, jamais prise en compte, de la perte de vitalité et de sens que l’on observe en Occident. Les fractures françaises ont créé des bulles culturelles et géographiques qui ne parlent plus la même langue. Le problème est que, contrairement à ce que pensent les « idiots intelligents » (expression de Nassim Nicholas Taleb) qui nous gouvernent, la majorité ordinaire n’est pas un surnuméraire mais la sève des sociétés.

Ce schisme explique l’incapacité des classes dirigeantes à percevoir l’essentiel : le changement de nature du mouvement qui porte une contestation titanesque et existentielle. Ce mouvement n’est pas guidé par un parti, un syndicat, des intellectuels mais par un profond sentiment de dépossession économique, sociale et culturelle. Ce modèle n’étant viable ni économiquement ni surtout anthropologiquement, il génère cette contestation au long cours.

Dans ce contexte, le résultat du RN n’est qu’un nouveau coup de boutoir, il ne doit rien au « talent » des leaders de ce parti. En France comme en Europe occidentale ou aux États-Unis, les populistes contemporains ne sont pas des démiurges ! Leur stratégie n’est pas de convaincre, encore moins de guider les masses mais au contraire de s’adapter, de se laisser porter par ce mouvement existentiel et inarrêtable. Un mouvement qui peut prendre la forme d’une contestation sociale (« bonnets rouges », « gilets jaunes », paysans) ou politique mais qui n’a jamais cessé de se réactiver, de se réarmer, à l’occasion d’une réforme, d’un référendum ou, aujourd’hui, d’une élection européenne.

Quelles sont les grandes étapes du processus qui a conduit à ce résultat ?

Le diagnostic est posé depuis si longtemps ! Le péché originel est connu, il est celui du choix d’un pays, sans usine, sans ouvrier ni paysan, et qui a tout misé sur une poignée de métropoles tertiarisées pour produire l’essentiel des richesses. En cartographiant, il y a vingt ans, la France périphérique, celle des villes moyennes, des petites villes et des campagnes, mon idée était de révéler le destin de la majorité ordinaire qui vit à l’écart de ces métropoles globalisées. Décennies après décennies, ces catégories qui formaient jadis la classe moyenne intégrée se sont peu à peu fragilisées au rythme de la désindustrialisation de leur territoire.

Mécaniquement, les unes après les autres, elles ont rejoint le grand mouvement de contestation des dépossédés. Les ouvriers d’abord, puis les paysans, enfin les catégories intermédiaires et désormais une partie des fonctionnaires de catégories B et C, aujourd’hui une fraction des retraités et des cadres.

Le tableau économique et social est connu. Avec une industrie qui ne représente plus que 10 % du PIB, un endettement de 3000 milliards, un service de la dette qui dépasse 55 milliards, 5 millions de chômeurs et 9 millions de pauvres, les gens ordinaires ont compris que le modèle est en bout de course. Ils savent aussi que, dans un pays qui ne produit plus, la dernière étape sera l’effondrement de l’État providence et la baisse de leur niveau de vie. Dans un contexte d’intensification des flux migratoires voulue par le grand patronat, cette réalité est le carburant des partis populistes.

Le plafond de verre a-t-il définitivement été brisé ce dimanche ?

Non, tout simplement parce qu’il n’y a pas, il n’y a jamais eu de plafond de verre. Cette expression n’est que de la rhétorique, de la communication, elle vise à réduire le basculement culturel en cours à l’évolution du microcosme politique et à l’arithmétique électorale. C’est pourquoi le pari d’Emmanuel Macron est risqué.

Pour les classes populaires, qui sont portées par un solide diagnostic forgé par une interminable crise sociale et culturelle, cette question du plafond de verre est insignifiante. Quand on travaille, que l’on se bat au quotidien pour préserver son mode de vie, on ne pense pas au plafond de verre mais à sa survie. Les dépossédés portent en eux une puissante contre-culture au modèle dominant ; ils continueront donc à alimenter l’abstention mais aussi les partis identifiés comme les plus éloignés de ce système.

Vous aviez écrit un livre intitulé Le Crépuscule de la France d’en haut . L’effondrement du bloc central était-il prévisible ?

Le bloc central, que j’appelle « le monde d’en haut », n’attire plus, surtout, il a perdu toute crédibilité par son incapacité à regarder en face la réalité. L’effondrement du macronisme en est l’illustration.

Repliée dans ses citadelles métropolitaines, la bourgeoisie contemporaine apparaît aujourd’hui telle qu’elle est : désinvolte, égotique, indifférente au bien commun, volontiers nihiliste et adepte du « no limit ». Pour se maintenir au pouvoir, elle a remplacé la morale par la moraline et sature les médias de nouvelles idéologies dont le seul objectif est de justifier son modèle. Wokisme, vivre-ensemblisme, écologisme, antiracisme et féminisme dévoyés (hier, elle aurait instrumentalisé le nationalisme, le patriotisme ou le socialisme), la liste de ces idéologies promues au nom du « bien » (normes qu’elle ne s’applique évidemment jamais) est presque infinie.

Mais, aujourd’hui, l’illusion se dissipe, ce que vous appelez le bloc central est un ventre mou, un no man’s land, une bulle culturelle repliée dans des appartements de centre-ville. Son discours qui avait tout envahi, jusqu’à l’air qu’on respirait, ne fonctionne plus, elle ne domine plus que dans les métropoles et dans certains milieux. Dans sa volonté suicidaire de ne pas savoir, sa dernière stratégie a été d’extrême-droitiser les sujets qui préoccupent les Français ; ce faisant, elle a aussi extrême-droitisé la réalité en renforçant son isolement. Structurellement minoritaire, frappé par un vide existentiel, contraint de porter un modèle que rejette la majorité ordinaire, la seule option du bloc central sera demain de se radicaliser.

Le pari du président de la République de dissoudre peut-il fonctionner ? Ou est-ce le début de la radicalisation que vous décrivez ?

Oui, c’est une fuite en avant. Comme avec la dette publique, il pratique un système de cavalerie ; ici, de la « cavalerie électorale ». Il mise ainsi sur un nouvel emprunt électoral à la droite et à la gauche pour camoufler l’insolvabilité de la macronie. Pour réussir cette opération, le président va donc tout miser sur une polarisation extrême du débat. Le programme des législatives est simple. Ce sera la social-démocratie ou le fascisme. Avec une cible essentielle : les retraités. C’est ce socle électoral de la macronie qui s’est fissuré dimanche qui sauvera le président ou donnera la victoire au RN. Mais, dans ce cas, le joueur de l’Élysée aura encore une dernière carte en main, celle des élections présidentielles anticipées.

Comment expliquez-vous le score décevant de Reconquête sur un logiciel proche de celui du RN ?

Comme les partis de gauche, Reconquête est très, trop, « politique ». Ses dirigeants s’inscrivent dans le clivage gauche/droite et la conviction, comme au XIXe siècle ou au XXe, qu’il faut guider, éduquer, les masses. Or, au XXIe siècle, à un moment où la majorité ordinaire s’est désidéologisée et ne croit plus au clivage « gauche-droite », ce positionnement est anachronique.

Les classes populaires et moyennes ne croient pas, ne croient plus au « ciel étoilé », aux dogmes des hommes qui cherchent à faire entrer la réalité concrète dans une grille de lecture trop rigide. À ce titre, le positionnement exclusivement culturel/identitaire de ce parti semble nier la complexité d’une réalité qui est aussi sociale, soit l’exact inversé des partis de gauche, eux aussi disqualifiés en milieu populaire.

Vous avez théorisé le concept d’un « soft power des classes populaires » et vous soulignez souvent leur autonomisation notamment par rapport au monde médiatique. Les critiques à l’égard de Jordan Bardella, notamment après son débat avec Gabriel Attal n’ont pas eu de prise…

L’autonomie culturelle des classes populaires et moyennes est la grande affaire de notre temps. Elle est le facteur explicatif des dynamiques politiques contemporaines et de l’incompréhension qu’elles suscitent partout en Occident. L’opinion de la majorité ordinaire n’est plus façonnée ni par les médias ni par la sphère politique.

L’indifférence au débat Bardella-Attal, pourtant survendu par des éditorialistes émoustillés par la jeunesse des puncheurs, illustre le pas de côté des gens ordinaires : ils ne sont ni « paumés », ni « anomiques », mais ailleurs. Leur autonomie s’inscrit dans la vie concrète, dans une dialectique quotidienne, qui leur permet de préserver un capital inaliénable : la décence commune. Cette « morale », cette finesse des mœurs, n’est pas innée mais imposée par des limites matérielles et culturelles. Elle les préserve du « no limit » du monde d’en haut mais aussi de la violence.

Les gens ordinaires, qui pratiquent la décence commune pour se protéger du cynisme et du nihilisme ambiant, me font penser au prince Mychkine qui, dans L’Idiot, prêche dans l’indifférence que la « beauté sauvera le monde ». La décence, cette dialectique ordinaire, alimente ainsi une force tranquille qui est sur le point de faire basculer l’ancien monde. Armés de cet antidote, ils sont désormais insensibles au spectacle organisé par les âmes mortes qui nous gouvernent. Orwell-Dostoïevski d’un côté, Bardella-Attal de l’autre, on ne joue décidément pas vraiment dans les mêmes catégories !

Derrière cette victoire, y a-t-il également un phénomène démographique et générationnel ?

Si vous parlez de la dynamique migratoire, c’est évident, elle joue un rôle déterminant puisqu’elle génère mécaniquement une insécurité culturelle qui se propage dans les catégories qui n’ont pas les moyens d’entreprendre des stratégies d’évitement résidentielles et scolaires. Cependant, au rythme de la baisse d’attractivité économique (et demain sociale) des pays occidentaux, il n’est peut-être pas certain que cette dynamique soit durable.

En revanche, je ne crois pas à la question générationnelle, celle-ci est écrasée par la question de l’origine sociale des individus.

Comment analysez-vous le bon score de Raphaël Glucksmann. Est-il l’avenir du bloc central ? Peut-il y avoir un retour du clivage droite-gauche ?

Merci pour ce retour vers le passé ! J’ai déjà dit ce que je pensais du revival du clivage « gauche-droite ». Nous sommes ici face à un classique : le vote identitaire d’une gauche qui ne veut pas mourir et qui choisit le coureur le mieux placé au départ pour porter ses couleurs. Hier, c’était Jean-Luc Mélenchon, aujourd’hui, Glucksmann, demain, peut-être un écologiste ? Mais cela ne changera pas la donne, les classes populaires resteront hermétiques à ce qui est perçu comme un discours parfaitement décalé avec la vie concrète.

Quid des Insoumis ? Leur stratégie fondée sur l’alliance électorale des banlieues et de la jeunesse des centres-villes peut-elle fonctionner ?

Si elle cible la banlieue et plus largement les musulmans, LFI attire surtout des jeunes diplômés, et, comme l’a montré l’historien Georges Bensoussan, un prolétariat intellectuel, médiatique et du monde du spectacle. La majorité de l’électorat musulman, qui fournit les gros bataillons d’abstentionnistes, reste largement indifférente à sa rhétorique. Sa stratégie est une impasse.

Les élections européennes sont des élections spécifiques, à la proportionnelle. Cela préfigure-t-il une victoire du RN aux législatives ?

L’histoire n’est jamais écrite et ce d’autant plus que, malgré le développement de l’IA, les gens ordinaires ont prouvé qu’ils n’étaient ni manipulables ni programmables.

La seule certitude que l’on peut avoir aujourd’hui est la réalité des chiffres du 2e tour de la présidentielle de 2022 : avec 42 % des voix et 13 millions d’électeurs, la candidate d’extrême droite avait obtenu, on le sait, un résultat impressionnant. On a peut-être moins insisté sur ces 13 millions de Français qui se sont abstenus et ces 2 millions qui ont préféré le vote blanc. Au total, 28 millions de Français, 58 % du corps électoral, ont donc considéré que l’extrême droite n’était plus un danger. Nous en sommes là.

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