L'exécutif est conscient de l'enjeu, alors que le chiffon rouge de la smicardisation devient de plus en plus un slogan politique. « Nous devons recréer une dynamique des salaires en France, pour recréer un espoir par le travail », déclarait le ministre de l'économie, Bruno Le Maire, lors de la présentation des vœux aux forces économiques, début janvier. A l'occasion de sa conférence de presse du 16 janvier, Emmanuel Macron a enfoncé le clou, en demandant à son gouvernement des mesures permettant de « mieux gagner sa vie par le travail », et appelant la négociation de branche « pour que la dynamique salariale soit au rendez-vous des efforts ».
Si la proportion de salariés au salaire minimum de croissance (smic) a fortement augmenté en France depuis deux ans, c'est pour une raison assez simple : le smic est automatiquement indexé sur l'inflation, ce qui n'est pas le cas des autres rémunérations. En raison de la forte hausse des prix enregistrée ces deux dernières années, sa progression a donc été nettement plus rapide que l'ensemble des salaires.
Depuis le 1er janvier 2021, le salaire minimum a ainsi été revalorisé à huit reprises, son montant brut horaire passant de 10,25 euros à 11,65 euros (+ 13,6 %). Sur la même période, le salaire de base des employés et ouvriers n'a augmenté que de 9 %, celui des cadres et professions intermédiaires de 7 % environ. En allant plus vite que l'ensemble des salaires, le smic a donc rattrapé des millions de salariés dont la paie était légèrement au-dessus, et qui sont devenus ou redevenus smicards. Ce phénomène a aussi produit un resserrement de l'éventail des rémunérations. L'écart entre le smic et le salaire médian (2 091 euros net en 2022) n'est plus que de 600 euros, ce qui gomme les hiérarchies visibles et invisibles à l'intérieur des entreprises.
« Pentification » des charges
Autre explication à la concentration des salariés autour du smic : le niveau des prélèvements sociaux. Quasiment exonéré de charges, le smic est bien moins coûteux pour l'employeur qu'un salaire de 10 % ou 20 % au-dessus, davantage chargé en cotisations. Et le poids des charges augmente très vite, bien plus vite que le salaire net.
Une personne (seule et sans enfant) payée au smic « coûte » 1 747 euros à son employeur ; pour qu'elle gagne 100 euros de plus de salaire net à la fin du mois, il faut que l'employeur débourse au total 2 230 euros, soit 483 euros de plus. Un effort considéré comme trop important par l'entreprise, qui va renoncer à augmenter son salarié, quitte à verser une prime en compensation.
Cette « pentification » des charges sociales (pour désigner l'allure de la courbe des cotisations sociales par rapport au salaire) est très forte, jusqu'à 1,6 smic, soit environ 2 800 euros brut mensuels. « On a créé un mécanisme de désincitation à augmenter les gens », observe Mathieu Plane, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). « Pour un employeur, refuser ou limiter une augmentation de salaire permet d'éviter de nouvelles dépenses et parfois de toucher de nouvelles exonérations », puisque lorsque le salarié au-dessus du smic se fait « rattraper », sa rémunération se retrouve allégée en charges sociales.
Ces dispositifs répondaient à des impératifs légitimes : l'indexation du smic permet de préserver le pouvoir d'achat des salariés les plus modestes ; les exonérations de charges sociales, en allégeant le coût du travail sur les bas salaires, sont censées lutter contre le chômage.
Tout cela fonctionne en période de faible inflation. Mais quand les prix augmentent de plus de 10 % en deux ans, comme c'est le cas en France, leur effet conjugué se révèle délétère. « Les gens au smic ne sont pas plus riches, leur pouvoir d'achat a juste été maintenu », explique M. Plane. Pour les autres, les salaires corrigés de l'inflation ont, sur la même période, baissé de 2 %. A la clé, une érosion du pouvoir d'achat qui pèse sur la consommation, principal moteur de l'économie française, et aggrave les difficultés de nombreuses entreprises.
« Plus qu'un problème économique, le resserrement de l'échelle des salaires se traduit, pour les gens juste au-dessus du smic, par un sentiment de déclassement, l'impression d'être dévalorisé en termes de rémunération », explique Sylvain Bersinger, économiste au cabinet Astérès. C'est alors le malaise social qui pointe. « Le fait d'être rattrapés par les plus modestes donne le sentiment de faire du surplace, qu'il y a unvrai tassement dans la progression des niveaux de vie », abonde Sandra Hoibian, directrice du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc).
D'ordinaire, les personnes qui démarrent leur vie professionnelle au smic n'y restent pas plus de quelques années. Selon les données de la Dares, avant l'âge de 20 ans, plus d'un quart des salariés sont rémunérés à un salaire inférieur à 1,1 smic. Cette proportion tombe à moins de 10 % après 30 ans. Le fait de « retomber » au smic est donc perçu comme une injustice.
Rééquilibrage naturel
« Commencer au smic, c'est une chose, mais y être encore après cinq, dix ou quinze ans de carrière, c'est désespérant », reconnaît François Asselin, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises, qui rassemble 4 millions de salariés.
De quoi, selon certains économistes, expliquer en partie le phénomène de désengagement face au travail constaté depuis la crise liée au Covid-19. « Quand on a le sentiment de ne pas être rémunéré à sa juste valeur, il n'est pas illogique de moins s'investir dans le travail », observe M. Plane. D'ailleurs, 49 % des personnes interrogées par Elabe pour Les Echos et l'Institut Montaigne (étude publiée le 4 janvier) estimaient que le niveau de chômage s'explique par « des salaires trop bas ».
Sans compter que la « smicardisation » pèse sur les finances publiques. Selon les calculs effectués par l'OFCE, en deux ans le coût des exonérations de charges sur les salaires a augmenté de 16 milliards d'euros (+ 27 %), passant de 59,4 milliards d'euros à 75,4 milliards d'euros. A titre de comparaison, le budget de l'éducation nationale s'élève à 59,7 milliards d'euros (+ 10 % en deux ans).
Tous les économistes le disent : un rééquilibrage devrait s'opérer naturellement. Le smic va augmenter moins vite, du fait du ralentissement de l'inflation. Les autres rémunérations, au contraire, devraient accélérer pour prendre en compte, avec un temps de décalage, cette inflation passée et les pertes de pouvoir d'achat. « Les salaires hors smic vont progresser plus rapidement cette année, de l'ordre de 4 % à 5 %, alors que l'inflation et donc le smic doivent retomber autour de 3 % », explique Sylvain Bersinger. En conséquence, l'éventail des salaires va se rouvrir, et la proportion de salariés au smic redescendre progressivement. Mais à quel rythme ? Pas assez vite, en tout cas, pour éviter que le mécontentement et le sentiment de déclassement ne fassent des ravages.
Certes, quand le même phénomène s'est produit après le passage aux 35 heures, il a fallu deux ans pour que la part de personnes au smic retrouve son niveau antérieur, rappelle Denis Ferrand, directeur général de l'institut économique Rexecode. « Mais cette fois, le fait que la productivité soit déprimée pourrait ralentir le processus, en pesant sur les revalorisations salariales », explique Alexandre Judes, économiste auprès de la plate-forme d'emploi Indeed. « Le pouvoir d'achat ne pourra pas se résoudre sans croissance et gains de productivité », faisait d'ailleurs valoir Patrick Martin, président du Medef, lors de la conférence sociale du 16 octobre 2023.
Pour tenter de trouver des portes de sortie, Matignon a nommé Antoine Bozio, directeur de l'Institut des politiques publiques, et Etienne Wasmer, professeur à la New York University d'Abou Dhabi, pour plancher sur l'articulation entre le coût du travail et les mesures sociofiscales. Leur rapport est attendu en milieu d'année.
Parmi les options : alléger les cotisations sur les bas salaires au-dessus du smic, réfléchir à la fiscalité, créer des incitations à mieux payer les salariés. Ouvert à la discussion, M. Asselin tient tout de même à mettre en garde : « Quand il y a des gagnants – en l'occurrence les salariés les plus modestes –, il y a aussi des perdants. » Et de pointer qu'améliorer les rémunérations peut alourdir le coût du travail ou, si cela se fait avec une baisse des charges, peser sur le financement des régimes sociaux.
Les organisations syndicales, elles, sont unanimes à réclamer des hausses de salaires, et notamment du smic. La CGT va plus loin, en proposant d'amener le salaire mensuel minimum à 2 000 euros bruts, et de réindexer l'ensemble des rémunérations. « La "smicardisation" a tout à voir avec l'absence d'échelle mobile des salaires », souligne pour sa part Force ouvrière, qui revendique aussi une réduction des exonérations de charges, voire de les conditionner à des contreparties de la part des employeurs.
« Il faudrait inventer des dispositifs pour diffuser au moins partiellement la hausse du smic », avance de son côté M. Plane. Un autre économiste, Charles Dennery, a travaillé sur les mécanismes d'indexation du smic. « On pourrait adopter un système où les revalorisations du smic seraient moins fréquentes », avance-t-il, entre autres, « ce qui mettrait plus de pression sur les partenaires sociaux pour qu'ils renégocient les salaires de manière plus forte. » Une autre possibilité serait de créer une procédure de renégociation exceptionnelle quand l'inflation dépasse certains niveaux.
Améliorer les qualifications et faire monter les salariés en compétences est une autre option pour sortir du piège du smic. Pour M. Asselin, c'est même une voie privilégiée, d'autant plus qu'elle répond aussi aux besoins de main-d'œuvre qualifiée. « Un des meilleurs leviers pour aller chercher une meilleure rémunération est de se former », assure-t-il, estimant que les branches professionnelles pourraient mettre en avant les formations qualifiantes les plus recherchées. Une note de l'Institut national de la statistique et des études économiques sur les inégalités salariales publiée le 3 janvier tend d'ailleurs à montrer que si les inégalités salariales se tassent à l'intérieur des entreprises, elles augmentent d'une entreprise à l'autre. « C'est de la mobilité que naît la progression salariale », en conclut Denis Ferrand. Encore faut-il en créer les conditions.
Source Le Monde par Béatrice Madeline
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