Déjà ciblée par le pouvoir pour avoir écrit une nouvelle où une femme brûle un Coran afin de protester contre la lapidation d'une Iranienne, la militante de 43 ans arpente les rues de la capitale aux cris de « Femme, vie, liberté ! », le mot d'ordre de la révolte. « Ce qui était frappant, c'était la présence centrale et étendue des femmes, après des années d'humiliation et d'exclusion des sphères sociales en Iran, mais aussi d'hommes exigeant la liberté pour les femmes et lançant des slogans contre la discrimination de genre, se souvient Golrokh Iraee, dans un entretien exceptionnel au Point. Ce mouvement trouve son origine dans la profonde colère d'une société progressiste qui a explosé avec la ségrégation sexuelle et les humiliations qui en ont résulté. »
Prisonnière politique. Dix jours plus tard, les forces de sécurité embarquent la militante à son domicile pour la funeste prison d'Evin à Téhéran. Malgré la cellule d'isolement et les interrogatoires incessants, la romancière refuse de se présenter à son procès pour « participation à des rassemblements illégaux ». « J'ai rappelé au tribunal et aux magistrats qu'ils n'étaient pas compétents pour me juger », confie l'opposante, qui écopera finalement de cinq années d'emprisonnement. Nous écrivant depuis la cellule où elle est détenue depuis plus de trois cents jours, Golrokh Iraee persiste et signe : « Ce mouvement, constitué des voix du peuple rejeté, que le pouvoir a toujours niées, et dont la colère s'est muée en soulèvement, a ôté toute légitimité à ce régime, tranche la prisonnière politique. L'ébullition de la société, couplée au mécontentement créé par le fardeau de la pauvreté, indique l'apogée du soulèvement dans un avenir pas si lointain. »
Son cas illustre à l'extrême la vague de désobéissance civile à l'œuvre en Iran depuis un an. Si la répression féroce des autorités (au moins 537 morts, dont 48 femmes et 68 enfants) a, pour l'heure, eu raison des rassemblements antirégime, la contestation a pris d'autres formes.
Tête nue. Manifestante de la première heure, Rojina ne porte plus depuis le voile ni le manteau islamique à Téhéran. Chaque jour, cette trentenaire, employée dans une entreprise de design, relâche sa longue chevelure blonde et évolue tête nue dans la capitale, au nez et à la barbe des autorités. « Chaque sortie sans voile est une lutte totale, et il n'y a aucune garantie de ne pas en subir les conséquences, mais il faut continuer. Nous n'avons pas donné tant de morts pour faire des compromis », souligne cette élégante jeune femme que rien, dans son accoutrement, ne distingue désormais d'une Parisienne.
L'Iranienne aime immortaliser ces transgressions quotidiennes, banales vues d'Occident mais explosives en République islamique, en se prenant en selfie, puis en diffusant les photos sur Instagram. Au cours des douze derniers mois, les clichés d'Iraniennes en tailleur, en survêtement, en crop top et même en jupe ont fait florès sur les réseaux sociaux, embarrassant au plus haut point les autorités qui considèrent le voile obligatoire comme l'un des piliers de leur islamité.
Intimidation. Déterminée à étouffer dans l'œuf cette révolte d'un genre nouveau, la République islamique multiplie depuis les mesures d'intimidation. Les contrevenantes reçoivent des SMS d'avertissement, se voient infliger des peines humiliantes (consultations psychiatriques obligatoires, lavage de cadavres, nettoyage de toilettes…) et les établissements qui les accueillent doivent mettre la clé sous la porte.
Au cœur de l'été, la police des mœurs a été rétablie, et un projet de loi est à l'étude pour requalifier l'absence de voile en délit. Autant de signes de faiblesse de la part des autorités, selon Rojina, qui se félicite d'avoir franchi le mur de la peur. « C'est le plus grand achèvement du mouvement Femme, vie, liberté, se réjouit-elle. J'irai jusqu'au bout et j'attends de pied ferme leurs textos de menaces, leurs tribunaux et leurs condamnations. »
Pieuvre. Tant de hardiesse peut toutefois se payer très cher au pays des mollahs. La militante Narges Mohammadi peut en témoigner. Pour son combat continu en faveur des droits de l'homme en Iran, la vice-présidente du Centre pour la défense des droits humains, une organisation dirigée par l'avocate et Prix Nobel de la paix Shirin Ebadi, a passé la majorité de ces vingt dernières années derrière des barreaux, laissant son mari Taghi Rahmani élever seul ses deux enfants en exil en France.
À nouveau arrêtée en novembre 2021, cette journaliste de 51 ans purge actuellement une peine de seize ans d'emprisonnement à Evin. En dépit des risques, elle a décidé de se confier au Point sur la « révolution » en cours en Iran. « La République islamique est une pieuvre, et le voile obligatoire, un de ses tentacules, qu'il faut à tout prix couper pour réussir à la détruire », ose depuis les murs de la prison la lauréate du Prix mondial de la liberté de la presse Unesco/Guillermo Cano 2023. « Le hidjab obligatoire demeure l'outil de domination, d'oppression et d'assujettissement de toute la société. Il est l'élément de démonstration limpide de la privation de la volonté populaire. Mais au-delà de cette question, la lutte contre le voile obligatoire demeure en réalité un catalyseur, qui permet d'accélérer le combat pour le passage d'un pouvoir religieux despotique vers une démocratie. »
Agressions sexuelles. Ayant longtemps cru à la possibilité que le régime se réforme de l'intérieur, l'opposante a depuis fait son deuil des illusions de changement en République islamique. « Un pouvoir théocratique et despotique considère que l'acceptation de la moindre réforme équivaut à l'affaiblissement de ses fondations, juge-t-elle, et conduit in fine à son effondrement. »
Conservant sa liberté de ton en toute circonstance, Narges Mohammadi a révélé en début d'année les nombreuses exactions, y compris sexuelles, commises à l'encontre des manifestantes emprisonnées. « J'ai été témoin ces derniers mois de violents passages à tabac. J'ai vu des visages boursouflés, des corps tuméfiés, des mentons et des côtes cassés, raconte-t-elle depuis la branche des femmes de la prison d'Evin, que contrôlent les Renseignements iraniens. J'ai également été plusieurs fois témoin de cas de harcèlement et d'agressions sexuelles. Ces comportements ont été systématiquement employés par les agents de sécurité du gouvernement afin de semer la terreur. »
Une stratégie délibérée du régime qui a été précédée par le démantèlement méticuleux des principales composantes de la société civile, avec l'incarcération des dirigeants syndicaux, des militants des droits de l'homme et des leaders étudiants. « Leur absence a été très préjudiciable au mouvement car les institutions civiles indépendantes provenant du peuple jouent un rôle clé dans la mobilisation et la structuration de la contestation », admet Narges Mohammadi, qui reste engagée corps et âme malgré l'enfermement. « La prison est le noyau dur de la résistance de la société iranienne, souligne-t-elle. Notre lutte à l'intérieur de ses quatre murs est un message clair au pouvoir despotique : la prison n'entravera pas notre mouvement. »
Second souffle. Tous les espoirs se fondent sur la journée du 16 septembre qui correspond à l'anniversaire de la mort de Mahsa Amini. Commémorée dans la tradition musulmane chiite, cette date symbolique pourrait donner un second souffle à la contestation. L'an dernier, quarante jours après le décès de la jeune femme, des milliers de manifestants s'étaient donné rendez-vous dans sa ville natale de Saghez, dans le Kurdistan iranien, pour appeler à la chute de la République islamique. Le régime en a conscience et n'hésite pas à s'en prendre à la famille de la défunte pour éviter que cela ne se reproduise.
« Le pouvoir fait pression sur le père de Jina [prénom kurde de Mahsa Amini, NDLR] pour qu'il n'organise aucune cérémonie et que le peuple n'y participe pas, affirme Erfan Mortezaei, le cousin de celle qui est devenue l'icône de la révolution Femme, vie, liberté. Mais il a répondu que le peuple savait ce qu'il avait à faire. » Douze mois après la mort de sa fille, aucun officiel iranien n'a été inculpé par les autorités. Au contraire, celles-ci campent toujours sur leurs positions : la jeune femme serait décédée des suites d'une mystérieuse maladie. « Le régime n'a fourni à sa famille aucun document de médecine légale pour étayer sa version, rappelle Erfan Mortezaei. Au lieu de cela, il a jugé l'avocat de Jina, Saleh Nikbakht, et a arrêté son oncle Safa Aeli, dont on n'a plus aucune nouvelle. Cela ne fait que traduire sa crainte quant à de nouvelles manifestations. »
Rassemblements contestataires. Mais au-delà du cas de Mahsa Amini, ce sont des centaines de familles iraniennes qui s'apprêtent à commémorer le décès d'un proche, avec autant de risques de rassemblements contestataires. Parmi elles, Afsoon Najafi. Sa sœur Hadis a été tuée le 21 septembre 2022 par balles, alors qu'elle manifestait à Karaj, à l'ouest de Téhéran. Elle n'avait que 22 ans, elle aussi.
« Le meurtre de Mahsa Amini a fait tomber Hadis dans une profonde dépression. Elle ne cessait de demander pourquoi les femmes en Iran n'avaient pas le droit de choisir comment vivre, raconte sa sœur, de dix ans son aînée. Hadis voulait combattre pour gagner sa liberté. Elle est sortie manifester sans nous prévenir. » Sur son compte Instagram, on aperçoit une jeune fille pleine de vie, fan de musique et de danse. Sa sœur n'a jamais pu faire son deuil. « On ne sait toujours pas qui a tué Hadis et personne ne peut retrouver le meurtrier, se désespère-t-elle. Rien n'a changé. Je me sens comme au jour de sa mort. »
Commémorations. Refusant de garder le silence, la famille Najafi a dû essuyer le rouleau compresseur du régime. Convocations auprès des agents du renseignement, interdiction de sortir du domicile, imposition de séances de psychiatrie, impossibilité de travailler… leur vie est devenue un enfer. Poursuivie par un tribunal révolutionnaire, Afsoon Najafi risque désormais vingt-cinq ans de prison, ce qui l'a poussée à l'exil.
À l'approche de l'anniversaire du meurtre de Hadis, ses parents, restés en Iran, sont plus que jamais dans le collimateur de la République islamique. Prêt à tout pour empêcher la tenue des commémorations, le régime a déjà arrêté une quarantaine de membres des familles des victimes. Sans pour autant réussir à entamer la confiance des opposants. « Je reçois beaucoup de messages d'Iraniens qui attendent avec impatience les anniversaires de nos êtres chéris, d'autant qu'ils vont se succéder au cours des prochaines semaines, avertit Afsoon Najafi. Les gens sont toujours en colère en Iran, et je suis persuadée qu'ils vont à nouveau se dresser contre ce régime et lui reprendre ce qui leur est dû : la liberté. » L'automne s'annonce chaud en République islamique.
Source lepoint.fr par Armin Arefi
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