22/04/2023

Raphaël Liogier : « La perte du sens de la gravité dans l’“affaire de la langue” du dalaï-lama est choquante et impudique »

On pourrait penser que le tumulte planétaire provoqué par une série de comportements du vieux Tenzin Gyatso (nom bouddhiste du dalaï-lama, âgé de 87 ans) manifeste un retour à une vision plus « réaliste » du bouddhisme de la part de nos contemporains. On pourrait penser que le discernement a enfin pris le dessus sur le fantasme. Je crois qu’il n’en est rien.

Que s’est-il vraiment passé dans l’affaire de « la langue du dalaï-lama » ? Nous sommes à Dharamsala, dans le nord de l’Inde, ville d’exil du quatorzième dalaï-lama. Un enfant y suit une conférence du grand lama et fait part de son rêve de s’approcher de lui. Ce dernier lui fait signe de venir sur l’estrade. L’enfant accourt, le dalaï-lama le prend dans ses bras et le taquine. Tandis qu’il veut rester plus longtemps auprès de son idole, le dalaï-lama lui dit en sortant la langue : « Suce-moi la langue. »

L’enfant s’approche alors, de même que le dalaï-lama. Leur front se touche, sans que la langue soit en contact… et puis c’est tout. Tous deux rient, et l’enfant s’en va dans l’allégresse. S’ensuit un emballement des réseaux sociaux et des médias du monde entier. Ce serait au minimum un acte inapproprié, au pire un acte impardonnable, quasiment de la pédophilie.

Manque d’esprit des internautes

Première remarque. La viralité remplace la réflexivité. Pas de mise en perspective culturelle. Tout de suite, le scandale. Des millions de gens sont choqués, traumatisés en lieu et place de l’enfant, qui, lui, n’a pas donné le moindre signe de désagrément.

Mon interprétation ? Le dalaï-lama est connu pour ses facéties. Dans la région tibétaine de l’Amdo, où il est né, il y a une coutume dans laquelle les grands-parents donnent affectueusement des friandises de bouche-à-bouche aux petits-enfants. Lorsqu’il n’y en a plus, et que les enfants continuent à en réclamer, le grand-parent joue à sortir la langue pour signifier qu’il n’a plus rien, en s’écriant : « Che Le Sa ! » (« mange ma langue »). Autrement dit : « Je n’ai plus rien à donner à part ma langue, il faut que tu retournes à ta place dans l’assistance. »

Sauf que le vieux leader tibétain, même s’il parle plutôt bien l’anglais, a dit littéralement en anglais : « Suce ma langue », au lieu de « Mange ma langue ». La phrase est dès lors apparue avec une connotation sexuelle. Selon moi, cela en dit plus long sur l’esprit, ou le manque d’esprit, des internautes. Ils ont eu l’esprit mal placé, comme on dit communément.

Ce qui me conduit à ma deuxième remarque. Cette viralité révèle non seulement le manque de réflexivité des internautes, mais elle produit de la désinformation, apparemment inintentionnelle, mais qui peut être intentionnellement manipulée. Car c’est alors un effet de masse imparable qui s’abat sur un individu ou un groupe. L’effet de masse impose une mise en scène « indéniable » par la répétition en boucle des mêmes expressions décontextualisées.

Désinformation et manipulation

Ce ne serait pas la première sortie « incorrecte » du chef tibétain. Celui-ci a ainsi déclaré à diverses reprises, afin d’agacer les autorités de Pékin, qu’il pourrait bien se réincarner en « blonde » ; autrement dit, non seulement en femme, mais en Occidentale.

Evidemment, il n’a pu s’empêcher d’être là encore facétieux et d’affirmer, en juin 2019, qu’il serait préférable que sa nouvelle incarnation soit « plus attractive que lui ». Une blague aux airs machistes qui prouve le décalage entre l’octogénaire et les exigences, légitimes, de notre époque. Mais en ne retenant que ça, c’est le contexte politique qui n’est plus saisi par les internautes : le dalaï-lama affirmait que sa réincarnation ne pourrait pas être trouvée sur le territoire contrôlé par la Chine.

Troisième remarque. Nous n’assistons pas à une sortie de la vision fantasmée du bouddhisme, mais au contraire à l’injonction pour ses représentants d’incarner la totalité du fantasme. Pour preuve, dans le même temps, l’écobouddhisme, ou la vision d’un bouddhisme « naturellement » féministe, continue à se développer. Je n’ai d’ailleurs rien contre : il s’agit seulement d’une surinterprétation des textes, ce que les croyants ont toujours fait. Mais n’oublions pas que, dans le même temps, de nombreux bouddhistes professent encore qu’une femme ne peut pas atteindre l’« éveil ».

Egalisation des scandales

Quatrième remarque. Cette tendance à être massivement choqué à grande vitesse produit un buzz continu qui égalise des phénomènes radicalement différents. Par exemple, les facéties du dalaï-lama et les violences qui peuvent réellement se produire dans certaines communautés bouddhistes – au sujet desquelles le leader octogénaire a d’ailleurs pu paraître complètement dépassé.

Cette tendance à l’égalisation des scandales va au-delà du bouddhisme et peut placer sur un pied d’égalité une remarque maladroite et le fait que des millions de femmes continuent à mourir sous les coups des hommes. C’est cette perte du sens de la gravité qui me choque, et que je trouve réellement impudique. « Tout est égal » revient à « tout m’est égal ». L’offuscation réactive disproportionnée est éphémère, noyée dans le flux. C’est une forme de divertissement qui nous occupe en continu et empêche ainsi toute mobilisation durable et profonde.

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