Cachés dans des endroits isolés pour ne pas être renvoyés, les ouvriers des chantiers de diverses entreprises me témoignaient : 40° en plein soleil ; 11h par jour ; parfois 7 jours sur 7 ; des lits superposés en grande promiscuité - pourtant proscrits par les normes qataries - ; lever à 4h30 ; 3 h de transport par jour depuis les camps de logement isolés dans le désert ; un salaire de misère.
Résultat ? Un cimetière à ciel ouvert. Au moins 6500 ouvriers sont morts sur les chantiers de la Coupe de 2011 à 2020, en majorité de crise cardiaque, alors âgés pour la plupart entre 20 et 40 ans. Les ouvriers interrogés craignaient de « tomber comme leurs collègues » et ne plus se relever. Les ambassades se plaignaient de devenir des pompes funèbres. Les multinationales qui les embauchaient, elles, ont préféré ignorer le problème en qualifiant ces accidents de travail de « morts naturelles » pour ne pas devoir indemniser les familles. Point d’autopsie pour ces esclaves oubliés, ni de récits des morts survenues après les retours aux pays.
Pour soumettre cette population migrante, extrêmement dépendante économiquement, à ces conditions de travail et de logement incompatibles avec la dignité humaine, la confiscation des passeports, l’absence d’instance de revendication en entreprise, et l’autorisation écrite requise pour changer d’employeurs constituaient des usages courants des géants économiques occidentaux du BTP. Pourtant le droit qatari ne les obligeait aucunement à ces pratiques. La Kafala (système de droit qatari) a bon dos. Suite à notre plainte d’ailleurs, Vinci s’est mise aux normes, et a respecté la limite qatarie de 60 h par semaine.
De même, la chaleur qatarie n’est pas une fatalité ou la seule responsable des morts. Des systèmes d’ombrage pour que les ouvriers ne travaillent en plein soleil, des repas, logements, et transports dignes de ce nom, un accès à l’eau et à des médecins auraient permis d’éviter ce désastre humain. L’avis des actionnaires sur leurs marges vaudrait-il plus que la vie des ouvriers ? C’est pourtant grâce à eux que ces chantiers génèrent des milliards à la Fifa, aux sponsors, et aux multinationales du BTP.
Considérant certainement que l’impunité continuerait de s’appliquer, les entreprises occidentales ne se sont pas données les moyens suffisants pour faire respecter les droits humains. Les audits de Vinci par exemple, contrôlant les conditions sur les chantiers ou dans les camps, ne sont pas réguliers, juste commandités quand l’entreprise le décide. Les auditeurs payés par cette dernière n’interrogent pas tous les travailleurs, ni de façon anonyme ou à l’écart du manager. La peur des représailles des ouvriers biaise donc les résultats, et même quand ces audits relèvent des problèmes tels que le nombre insuffisant de médecins, il n’y a pas d’obligation pour les sociétés de remédier au problème. Une législation forte en la matière permettrait d’éviter de nouvelles violations de droits humains.
La première plainte contre Vinci, que nous avions rédigée avec Tamsin Malbrand à Sherpa en 2015, a d’abord été classée sans suite, la procureure estimant que l’entreprise « se serait améliorée » depuis 2014, et ce, sur la base de de ses propres audits. Jamais un procureur renoncerait à poursuivre une personne accusée de terrorisme parce qu’elle se serait améliorée. Aussi, alors que je suis auditionnée, le commandant de police sous les ordres de la procureure m’explique qu’il refuse d’ordonner une perquisition dans les bureaux de Vinci car il ne voudrait pas que BFM et TF1 soient sur les lieux et fassent baisser les actions en bourse de l’entreprise.
Nous avons dû, avec ma collègue de l’époque Clara Gonzales, recueillir des témoignages supplémentaires d’ex-travailleurs en Inde et déposé une nouvelle plainte avec constitution de partie civile en 2019 pour avoir accès à un juge d’instruction indépendant et enfin aboutir à la mise en examen de Vinci.
Le besoin de procureurs indépendants, qui ne soient plus nommés, promus et sanctionnés par le gouvernement en France devient donc crucial dans la lutte contre l’impunité.
Lorsque j’écrivais les argumentaires juridiques de la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales de 2017 à Sherpa, l’idée était de défendre une définition large de la chaîne de production, pour éviter que des sociétés comme Vinci puisse rejeter leur responsabilité sur leurs filiales et leurs sous-traitants à l’étranger, alors qu’elle en récupèrent les bénéfices. Pour empêcher ce système de dédouanement de responsabilité, la directive européenne sur le devoir de vigilance doit pouvoir obliger les géants européens à faire respecter les droits humains sur toute leur chaîne de production, incluant leurs sous-traitants. Pourtant, le gouvernement français bloque actuellement une définition large de la chaîne de production dans la négociation de cette directive.
Rien n’oblige les sociétés à avoir des milliers d’entités sur leur chaîne, si ce n’est d’organiser leur irresponsabilité juridique tout en fermant les yeux sur des pratiques aussi dégradantes que malheureusement rentables. C’est ce même attrait du profit et la protection de la loi du marché néolibérale qui conduisent à l’esclavage moderne, qui fait système quand des populations vulnérables - souvent spoliées par l’histoire néocoloniale - sont embauchées au bout d’une chaîne de production incontrôlable.
Si je reste bouleversée par les témoignages des ouvriers au Qatar, je le suis davantage quand un système plus global se dessine face à ces témoignages similaires que j’ai recueillis: ceux d’ouvrières du textile au Bengladesh sur les décombres du Rana Plaza dans le dossier contre Auchan, ou des cosmétiques d’Yves Rocher en Turquie - soumises à l’oppression de genre, liée à celle de classe et de race -, des ouvriers mineurs des usines de Samsung, des plantations d’huile de palme de Bolloré au Cameroun, des exploitations pétrolières de Perenco en RDC, de Lafarge dans la Syrie de Daesh…
Il n’y a pas de fatalité à la répétition de l’histoire, à nous de changer sa trajectoire. Comprendre la source de l’esclavage, c’est aussi trouver des points de convergences avec d’autres luttes comme celles contre la corruption, l’évasion fiscale, la destruction de notre système de santé et de sécurité sociale, l’alimentation des conflits armés - source de déplacement de populations - par les entreprises d’armement françaises, ou encore le réchauffement climatique dont sont principalement responsables les multinationales.
L’horreur est là ; ne pas regarder la Coupe c’est envoyer un signal fort aux gouvernements, à la Fifa, aux sponsors et entreprises qui en bénéficient. Mais il ne suffira pas de dire « plus jamais ça », pour de nouveau détourner le regard après le coup de sifflet final. De nouvelles lois adaptées au civil comme au pénal, une directive européenne à la hauteur de ses objectifs premiers de faire cesser les graves violations des droits humains, des jugements courageux pour réparer et décourager de recommencer, peuvent agir en profondeur sur notre système néolibéral. Ces dispositions permettraient qu’avance la justice sociale et environnementale dont tant de gens ont besoin sur chaque continent.
Marie-Laure Guislain : autrice de la conférence gesticulée et du livre, « Le néolibéralisme va-t-il mourir et comment faire pour que ça aille plus vite ? ou désenvoutement » (jouée le 30/11 au CICP, 21 ter rue Voltaire, Paris ; cocréatrice de la mobilisation artistique du 20/11 Place de la République, au nom du collectif le Bruit qui Court pour lancer les évènements « contre coupe ». (contrecoupe.fr ), et cocréatrice de l’espace de travail « Droit et Mouvements Sociaux » donnant accès au droit à tous.te.s et du collectif Métamorphoses pour mettre du soin en milieu militant (marielaureguislain@protonmail.com).
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