23/09/2022

Ukraine: « Vladimir Poutine ne survivra pas à cette guerre »

nouvelobs.com 
Pour Anne de Tinguy, chercheuse au Centre de Recherches internationales (Ceri Science-Po), spécialiste de la politique extérieure de la Russie et du monde post-soviétique, et auteure du « Géant empêtré » (Perrin), les dernières décisions de Vladimir Poutine (mobilisation de 300 000 réservistes, organisation de référendums d’annexion dans quatre régions ukrainiennes) démontrent à nouveau l’obsession du leader du Kremlin pour la grandeur de la Russie. Une obsession qui mène aujourd’hui le pays et son dirigeant vers un avenir bien sombre.

l'OBS Quelles peuvent être pour la Russie, dont l’image de puissance est de plus en plus écornée, les conséquences des revers militaires en Ukraine ?

Les lourds revers militaires subis par la Russie dans les premiers jours de la guerre, puis à nouveau en septembre ont déjà de fortes répercussions. La décision le 20 septembre d’organiser dans les jours à venir des référendums dans quatre régions de l’est et du sud-est de l’Ukraine qui déboucheraient sur leur rattachement à la Russie, puis l’annonce le lendemain par Vladimir Poutine d’une mobilisation partielle sont des réponses à ces revers. Ils ont immédiatement suscité en Russie des réactions et ont, comme vous le soulignez, écorné son image de puissance.

A moyen et à long terme, ce qu’il importe de souligner, c’est que, quelle que soit l’issue militaire de ce conflit, la Russie va en sortir très affaiblie sur le plan économique, politique, identitaire, international, etc. L’invasion de l’Ukraine est une tragédie pour l’Ukraine et pour l’Europe, mais aussi pour la Russie. L’annexion annoncée des quatre régions ukrainiennes, si elle se réalise, est une folie de plus. Alors que la Russie est confrontée à une situation socio-économique très difficile du fait de la guerre et des sanctions, intégrer des territoires ravagés par la guerre les uns depuis 2014, les autres depuis plusieurs mois, aurait un coût très élevé. La rupture avec l‘Europe, partenaire traditionnel de la Russie est, elle aussi, contraire aux intérêts de la Russie.

Les décisions de Vladimir Poutine semblent à nouveau motivées par son ambition de présenter la Russie comme une grande puissance, d’après l’idée que vous développez dans votre dernier ouvrage, « le Géant empêtré »… Pour quelles conséquences pour la population ?

La Russie a toujours eu une ambition de puissance qui s’explique par des raisons à la fois géographiques (son territoire, ses richesses en ressources naturelles…) et historiques (des siècles d’empire pendant lesquels elle a étendu son territoire dans la continuité territoriale). A partir de 1945, cette ambition prend une ampleur particulière : dans un monde devenu bipolaire, l’Union soviétique réussit à se faire reconnaître comme la deuxième puissance mondiale. Cet héritage pèse lourd. Aujourd’hui, la Russie continue à se penser comme une grande puissance. Et elle est parvenue à s’imposer dans la vie internationale comme un acteur majeur. Mais elle est une « puissance pauvre » (pour reprendre l’expression de l’historien Georges Sokoloff), et elle a subi des déboires internes et internationaux très importants au cours de ces trois dernières décennies. C’est cette ambivalence que j’interroge dans « le Géant empêtré » en tentant de comprendre ce que signifie pour le pays cette notion de puissance. Comment la Russie poutinienne cherche-t-elle à s’imposer dans le monde ? Elle aurait pu avoir comme objectif de construire une puissance multidimensionnelle du type de celle qui fait la force des Etats-Unis. Ce n’est pas la voie qu’elle a choisie.

Au lieu de chercher à moderniser le pays, à investir dans ses infrastructures et dans l’innovation, à diversifier son économie pour sortir d’une économie de rente, Vladimir Poutine fait passer la puissance à l’international avant le développement interne de son pays : la décision d’attaquer l’Ukraine le confirme. Cette décision ne va évidemment pas dans le sens des intérêts socio-économiques, financiers, réputationnels, internationaux et autres de son pays. La Russie s’est jusqu’ici contentée d’une quête de grandeur, je veux dire par là qu’elle se suffisait de faire « comme si », c’est-à-dire d’apparaître au premier rang – son siège de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations unies est à cet égard très important - en mobilisant ses richesses en matières premières et notamment en hydrocarbures, en ayant recours à son pouvoir de nuisance et désormais à la force… Le résultat est qu’avant même l’invasion de l’Ukraine, elle était empêtrée dans ses problèmes économiques, démographiques, environnementaux.

Auprès de qui Vladimir Poutine cherche-t-il à faire « comme si » ? Les autres Etats ou sa population ? Quelles seront les conséquences si l’illusion prend fin ?

Vladimir Poutine semble être persuadé que l’illusion de la puissance va perdurer : la guerre en Ukraine est de nature néoimpériale et elle montre qu’il a surestimé les moyens, militaires, économiques et autres, dont dispose son pays. Il ne semble jamais avoir pris conscience de la nécessité d’asseoir la puissance de la Russie sur un socle économique et sur une modernisation du pays. La guerre en Ukraine est une erreur d’analyse majeure qui ne peut que mener la Russie dans une impasse. A qui veut-il faire croire à la grandeur russe ? Tout d’abord à sa population. Quand il est arrivé au pouvoir, il lui a promis deux choses : d’une part rétablir l’ordre dans le pays – il y avait une quête très importante après les terribles désordres des années 1990 – et d’autre part, redonner à la Russie sa grandeur. Celle-ci est le pilier de la légitimité de son pouvoir. Vladimir Poutine s’adresse aussi au reste du monde. Il n’a cessé, depuis qu’il est au pouvoir, d’affirmer que la Russie devait développer une relation d’égal à égal avec les grands de la planète.

Lui-même vit-il dans l’illusion ?

Probablement croit-il à son discours sur la puissance. Mais la corruption est un autre élément de réponse. En Russie pouvoir rime avec richesse. De nombreuses enquêtes menées, notamment par Alexeï Navalny [avocat et militant politique, actuellement emprisonné, NDLR], sur l’état de la corruption dans le pays montrent à quel point l’élite dirigeante russe est corrompue. Garder le pouvoir c’est garder la richesse. Si Vladimir Poutine perd le pouvoir, il perd toutes ses richesses.

Interprétez-vous l’absence de réaction russe à la reprise des affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan comme un autre signe de perte d’influence de la Russie ?

Au fil du temps, la Russie a perdu beaucoup de son influence dans l’espace postsoviétique. Elle reste dans la zone un acteur incontournable, mais le recul de ses positions est énorme dans tous les domaines, à la fois culturel, politique, économique, international. L’évolution de ses rapports avec l’Ukraine, l’ancien plus beau fleuron de l’Empire russe en témoigne depuis longtemps. Dans le Caucase du Sud, l’Azerbaïdjan, épaulé par la Turquie, profite du fait que Moscou est occupé en Ukraine pour tenter d’améliorer ses positions au Haut-Karabagh aux dépens de l’Arménie. Celle-ci a de nouveau, en vain pour le moment, demandé l’aide de l’Organisation du Traité de Sécurité collective, chapeautée par la Russie, dont elle est membre.

Le succès de la contre-offensive ukrainienne et l’espoir que Kiev puisse gagner cette guerre font désormais espérer aux opposants de Vladimir Poutine un changement à la tête du pouvoir. Pensez-vous que les précédentes transformations de régime qui ont suivi les défaites contre le Japon en 1905, l’Allemagne en 1917 et l’Afghanistan en 1989, alimentent cet espoir ?

Le lien me paraît pertinent dans la mesure où cette guerre, j’en suis convaincue, va déstabiliser la Russie de façon très importante, surtout si les revers militaires se confirment. La Russie devra répondre des crimes qu’elle a commis et Vladimir Poutine de l’erreur majeure qu’il a faite en déclenchant cette guerre insensée. Les mères de soldats vont protester comme elles l’ont fait au moment de la guerre en Afghanistan. Les pertes humaines, ukrainiennes mais aussi russes, sont très importantes. Elles le sont même déjà beaucoup plus que celles enregistrées par l’Union soviétique en Afghanistan en un laps de temps beaucoup plus long. Nous avons tous à l’esprit « les Cercueils de zinc » de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature, ce livre terrible dans lequel elle montre à quel point la société soviétique a été déstabilisée par le retour des soldats morts. Ajouté à la détérioration de la situation économique et à la dégradation du niveau de vie (déjà très sensible), cela ne pourra pas rester sans conséquences en Russie. La guerre va faire naître une nouvelle situation. Cela ira-t-il aussi loin qu’en 1905, 1917 ou en 1991 lorsque l’Empire russe et l’Union soviétique ont disparu ?

Les voix les plus critiques sur la manière dont est menée la guerre en Ukraine viennent aujourd’hui du camp ultranationaliste. Si Vladimir Poutine devait quitter le pouvoir, est-ce envisageable qu’il laisse la place à plus autoritaire encore ?

La question me paraît en effet devoir être posée en ces termes. La répression extrêmement forte et le contrôle de l’information compliquent fortement notre connaissance de l’état réel de la société russe. Il est donc très difficile de savoir dans quelle mesure les Russes soutiennent ou non la guerre. Les réactions qu’on observe depuis quelques jours sont de deux ordres. Certains prennent position contre la guerre et la mobilisation et ils demandent l’arrêt des combats. D’autres au contraire réclament un durcissement de la politique en Ukraine. C’est entre autres le cas du président tchétchène Ramzan Kadyrov. La mobilisation partielle annoncée le 21 septembre par Vladimir Poutine montre que le président partage l’avis de ces derniers ou en tout cas qu’il s’y est rallié. Je suis convaincue que Vladimir Poutine ne survivra pas à cette guerre à court ou à long terme. Mais qui lui succédera ? Un démocrate ou un ultranationaliste ? Tout est possible. Cela fait partie des grandes incertitudes qui pèsent sur l’avenir de la Russie et de nos relations avec elle. Pour l’heure, plus les revers de l’armée sont sérieux, plus les craintes de voir Vladimir Poutine utiliser des mesures extrêmes pour se maintenir au pouvoir sont grandes, à la fois dans le domaine économique, informationnel, cyber, chimique ou militaire. La menace d’un recours au nucléaire à nouveau proférée par Vladimir Poutine le 21 septembre est prise très au sérieux en Occident. Les experts semblent écarter cette possibilité, mais qui peut prédire les décisions d’un président russe qui se sentirait acculé ? Pour autant, céder à son chantage aurait d’immenses conséquences.

Propos recueillis par Céline Lussato pour l'OBS

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