« Pourquoi on n'a pas assez d'équipes formées ? Mais parce qu'on nous a dit que notre parc nucléaire allait décliner, qu'on allait fermer douze centrales ! Ce texte est encore en vigueur au moment où l'on se parle », s'est défendu lundi Jean-Bernard Levy aux rencontres du Medef, devant une ministre de l'Énergie dans ses petits souliers. Et si la crise en Ukraine amplifie considérablement les difficultés que la France s'apprête à affronter, elle n'en est pas la cause. « À l'hiver 2020 déjà, la ministre de l'Environnement Barbara Pompili avait prévenu que des coupures d'électricité pourraient avoir lieu en cas de grand froid », rappelle Nicolas Goldberg, responsable « Énergie » du think tank de gauche Terra Nova. « Or, depuis, la situation du parc électrique a empiré. Nous aurions connu des tensions cet hiver, crise en Ukraine ou pas… »
Dans les prochaines années, même si le conflit à l'Est s'éteint et que le gaz se remet à couler à flots, les tensions vont perdurer. Et pour éviter des black-out, il est préférable de comprendre pourquoi.
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Confusion du débat
« Il y a une certaine confusion dans le débat public entre pénurie d'énergie et pénurie d'électricité », souligne l'ingénieur Maxence Cordiez, spécialiste des questions énergétiques et auteur d'Énergies de la collection « Fake or not ? » des éditions Tana. En effet, la France dépend encore à 16 % du gaz et à 28 % du pétrole pour sa consommation primaire d'énergie – des ressources fossiles qui font encore massivement tourner les transports, le chauffage, les usines… Mais son électricité, largement assise sur le nucléaire, ne dépend plus qu'à 7,5 % de centrales thermiques (essentiellement au gaz), contre plus de 40 % pour l'électricité allemande. En théorie, donc, les coupures de gaz russe ne devraient affecter qu'à la marge notre production électrique. Dans la réalité, d'autres facteurs se sont accumulés, dans un parfait « scénario du pire » : au calendrier prévisible des opérations lourdes de maintenance induites par le « grand carénage » se sont ajoutées la désorganisation consécutive au Covid et une anomalie de corrosion sous contrainte découverte sur plusieurs réacteurs… Enfin une sécheresse historique, réduisant la capacité des barrages hydroélectriques. Cet été, les coupures n'ont été évitées que grâce aux importations, à prix d'or. Or ces importations sont aussi menacées : on ne sait pas si le vent soufflera cet hiver en mer du Nord, et privés de gaz, rien ne garantit que nos voisins pourront produire assez d'électricité pour en exporter.
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Une autre confusion gêne la compréhension d'ensemble : réduire de 10 % la consommation d'électricité en général, comme le préconise le gouvernement, n'aidera pas à éviter les coupures, qui ne sont pas liées à notre consommation moyenne, mais à la puissance dont nous avons besoin à un moment précis, pour passer les pointes de consommation. L'électricité ne se stockant pas, les gestes économes doivent intervenir au moment même où la consommation est la plus forte – le matin, et le soir entre 18 heures et 21 heures – pour être efficaces. Or, la France – et c'est bien ce qui angoisse le gouvernement – n'a plus les moyens de passer les pointes, puisqu'elle a fait le choix politique, ces dix dernières années, de se priver de ses marges.
Un système électrique sans marges : le prix d'un choix politique
Les soirs d'hiver, en janvier-février, la pointe de consommation en France atteint habituellement 80 à 90 gigawatts (GW.) En février 2012, année de froid mordant, le pic historique de consommation a même dépassé 102 gigawatts… Que les fournisseurs ont pu livrer dans les foyers grâce à des ressources certaines, pilotables, et en important massivement de l'électricité des pays voisins. Les ressources intermittentes offrent peu de garanties en l'espèce : si le soleil est couché et que le vent ne souffle pas, les parcs éoliens et photovoltaïques installés ne sont d'aucune aide – comme on l'a vu l'hiver dernier, quand un anticyclone hivernal a forcé pendant des semaines les pales d'éoliennes à l'arrêt.
D'où la nécessité vitale de conserver un parc électrique pilotable (nucléaire, hydraulique, fioul, charbon, gaz) suffisamment dimensionné pour passer ces pointes de consommation. C'est ce qu'a fait l'Allemagne : si Berlin a fermé plus de 20 GW de capacités nucléaires ces dernières années, le pays les a compensés en ouvrant de nouvelles centrales à gaz et à charbon, tout en prenant le soin de ne fermer aucune de ses centrales fossiles, se contentant de les débrancher. Un choix qui lui permet, aujourd'hui, de relancer massivement la combustion de charbon pour passer l'hiver – une sécurité obtenue à prix fort, puisqu'il lui a fallu entretenir un double parc électrique, thermique et renouvelable, ces dix dernières années.
La France, engagée elle aussi dans un fort développement des renouvelables pour compenser la fermeture programmée (et inscrite dans la loi en 2015) de quatorze réacteurs nucléaires, n'a pas pris les mêmes précautions. Entre 2012 et 2021, 12,7 GW de puissance pilotables (essentiellement thermiques, et nucléaire avec Fessenheim) ont été définitivement fermées, que rien n'est venu remplacer. « En France, le système est sans marge », résume Nicolas Goldberg.
Avertissements ignorés
Les autorités indépendantes, qui anticipaient déjà les difficultés que poseraient bientôt les examens décennaux d'un parc de centrales vieillissantes, ont bien tenté d'alerter les gouvernements successifs… En vain. Dès 2007, le président de l'Autorité de sûreté nucléaire, André-Claude Lacoste, dans un courrier au Sénat, mettait en garde sur la nécessité de conserver des capacités suffisantes pour gérer sereinement les réexamens de sûreté, afin d'éviter que soient un jour « mis en concurrence les impératifs de sûreté et d'approvisionnement ». Des avertissements répétés avec constance, chaque année, par ses successeurs dans leurs différents rapports. « L'ASN souligne la nécessité de disposer de marges suffisantes de capacité de production d'électricité, quelle qu'en soit l'origine, pour faire face à l'éventualité, toujours possible en dépit des précautions prises, de l'arrêt simultané de plusieurs installations pour des impératifs de sûreté », alertait ainsi l'autorité indépendante dans son rapport de 2012.
« Le gouvernement de François Hollande s'est assis dessus », grince l'ancien président de l'Assemblée nationale Bernard Accoyer, qui dénoncera souvent des politiques construites « sur des hypothèses de consommation électrique décroissantes, et erronées ». Nommé à la tête du réseau de transport de l'électricité RTE, le député PS François Brottes, sans connaissances scientifiques, s'attache à mettre en œuvre la promesse de Ségolène Royal de réduire à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique, sans tenir compte des alertes de l'ASN. Son successeur Xavier Piechaczyk, ex-conseiller de François Hollande, nommé en 2020, fait de même – validant sans ciller la fermeture de la centrale de Fessenheim, en dépit des tensions à venir sur le réseau électrique, déjà largement anticipées. Aujourd'hui, Xavier Piechaczyk est l'une des personnalités pressenties pour prendre la tête d'EDF.
4 gigawatts dans le viseur
Au sein du gouvernement Macron, le même attentisme domine… Remis discrètement à Bruno Le Maire en 2018, un rapport alarmiste de l'ancien administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique Yannick d'Escatha, préconisant la mise en chantier rapide de six nouveaux réacteurs EPR afin d'éviter le mur et d'enrayer la perte de compétences chez EDF, est aussitôt enterré. « Ce n'est pas un rapport qui décide de la politique du gouvernement », réagira sèchement le ministre de l'Économie. Deux ans plus tard, Élisabeth Borne, ancienne directrice de cabinet de Ségolène Royal et alors ministre de l'Écologie et de l'Énergie au sein du gouvernement, salue la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim comme « un jour historique. »
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Aujourd'hui, la crise énergétique s'annonce en effet comme « historique. » Le gouvernement, après avoir enjoint aux entreprises d'électrifier leurs usages pour réduire leur empreinte carbone, compte sur elles pour réduire d'au moins 10 % leur consommation d'énergie, sous peine de se voir imposer des « rationnements. » Quant aux particuliers, ils seront bientôt invités, dans une vaste campagne de communication, à économiser, notamment en se souvenant des bons vieux principes des heures pleines et des heures creuses. « C'était un système très efficace », souligne Nicolas Goldberg. « En rétablissant ces tarifs, on pourrait récupérer environ 4 gigawatts », soit l'équivalent de la production de quatre réacteurs nucléaires. « La baisse du chauffage concerne aussi ceux qui se chauffent à l'électricité, car cela permettra de réduire la sollicitation de la capacité marginale de gaz », poursuit Maxence Cordiez. Et ensuite ?
La programmation pluriannuelle de l'énergie votée par le Parlement prévoit toujours la fermeture, d'ici à 2035, de douze réacteurs nucléaires. Et si Emmanuel Macron dit désormais soutenir la construction minimale de six réacteurs EPR, aucune commande n'a été passée. À court terme, un texte permettra à l'automne d'accélérer le développement des énergies renouvelables… Il n'est pas prévu qu'il traite du nucléaire.
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