ENTRETIEN - Pour Jacques de Saint-Victor, la France entretiendrait un «rapport particulier, sinon d'amour-haine, tout au moins de grande ambivalence» avec la monarchie.
Jacques de Saint-Victor, historien du droit, est professeur des Universités (Sorbonne Paris Nord).Il est l'auteur d'une Histoire de la République (Economica, 2019) et de nombreux travaux sur la monarchie (dont La Première contre-révolution, PUF, 2016).
LE FIGARO.- Les mariages royaux, et aujourd'hui la mort de la reine, montrent toujours l'intérêt important des Français pour la monarchie de leurs voisins. Pourquoi cette fascination ?Jacques DE SAINT-VICTOR.- Il faut distinguer. Il y a d'abord un attrait de la société du spectacle pour tout ce qui brille. Les rois et les reines sont devenus aussi populaires, voire plus, que les «people». Leur vie fascine. Et, dans le cas de la reine Elizabeth, s'ajoute une dimension supplémentaire : la dignité, une valeur si rare aujourd'hui. Aussi sa mort a-t-elle suscité une grande émotion non seulement dans le Commonwealth, ce qui est légitime, mais partout ailleurs, même chez des peuples qui, contrairement à nous, n'ont aucun attrait pour la monarchie. C'est le cas de nos voisins italiens par exemple. Mais venons-en à la France, où les chaînes d'information continue ont suivi l'événement comme des chaînes anglaises. Abusif pour certains, ce traitement répond cependant à une fascination croissante pour la monarchie britannique.
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Ils sont admiratifs du faste, de la Grandeur, du pouvoir fort et, à mesure qu'ils perdent foi dans leurs institutions, ils sont nostalgiques de la continuité historique véhiculée par la couronne britannique.
Jacques de Saint-Victor
Ce phénomène ne relève pas seulement du goût frivole pour les têtes couronnées. Il tient au rapport particulier, sinon d'amour-haine, tout au moins de grande ambivalence, à l'égard de la question monarchique en France. Nos compatriotes sont très attachés à leur passé républicain (tout en le méconnaissant de plus en plus) et ils sont fiers d'être un peuple qui a fait la Révolution et a destitué son roi. Mais, dans le même temps, ils conservent des traits monarchiques. Ils sont admiratifs du faste, de la Grandeur, du pouvoir fort et, à mesure qu'ils perdent foi dans leurs institutions, ils sont nostalgiques de la continuité historique véhiculée par la couronne britannique. Au fond, les Français oscillent dans une attitude vaguement schizophrène entre nostalgie monarchique et fierté républicaine. C'est pour cette raison que le général de Gaulle a cru que la «monarchie républicaine», qu'il établit en 1962, pouvait être la solution. Cet idéal de monarchie élective est au fond un vieil héritage thomiste. On le retrouve dès les écrits de l'Aquinate au XIIIe siècle. Un mélange de monarchie et de république avec un monarque élu, ayant les pouvoirs d'un vrai roi (bien plus que la reine d'Angleterre), mais que les citoyens peuvent renverser tous les sept ans. Depuis le quinquennat, la solution semble faire de moins en moins recette.
Pourquoi nous intéressons-nous plus à la monarchie britannique qu'à celle de nos autres voisins espagnols, belges ou luxembourgeois ?
Parce que l'Angleterre a été, comme la France, une grande nation moderne. Ce n'est pas le cas des autres monarchies, même la couronne espagnole. L'Espagne ne fait plus rêver les Français depuis le Grand Siècle. L'Angleterre, si, parce qu'elle reste notre rivale. Nous avions même jusqu'en 1789 une monarchie plus imposante que la monarchie anglaise, avec une dynastie ayant régné sans discontinuité depuis plus de mille ans, alors que les familles royales se sont succédé de façon discontinue en Angleterre.
C'est la revanche du principe héréditaire à l'ère d'internet.
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Malgré cela, ce pays paraît ainsi avoir su mieux conserver que nous ses traditions. Dans un monde qui évolue de plus en plus vite, nous sommes un peu jaloux de cette capacité d'incarner l'histoire et la pérennité de la nation. Et tout cela reste paradoxal car l'Angleterre, que nous prenons pour un modèle de société monarchique, n'en est pas tout à fait. Dans l'Esprit des lois, Montesquieu parlait déjà d'une «nation où la République se cache sous la forme de la monarchie». Dans ce match entre République monarchique à l'anglaise et monarchie républicaine à la française, les Anglais s'en sortent finalement mieux que nous car ils ont un souverain à la fois plus imposant mais moins arrogant, car héréditaire, et finalement plus consensuel et sympathique. C'est la revanche du principe héréditaire à l'ère d'internet.
Le roi du Royaume-Uni n'a que peu de prérogatives. Charles X avait dit «préférer scier du bois que de régner à la façon du roi d'Angleterre». Pourtant, le Royaume-Uni est demeuré une monarchie contrairement à la France… Ce «manque» de pouvoirs permet-il à la royauté britannique de durer ?
Bien sûr. Sans qu'elle l'ait toujours recherché, la monarchie anglaise a pu s'adapter tout au long des siècles. Quand on compare l'histoire des monarchies anglaise et française, on est surpris par un récit qui ne cadre pas avec la vulgate. On l'ignore mais l'Angleterre a été au départ une monarchie plus puissante que la monarchie française. Après la victoire d'Hastings en 1066, Guillaume le Conquérant a importé en Angleterre les institutions très centralisées pour l'époque du duché de Normandie. Comme ils n'avaient pas besoin de lutter contre les féodaux (on évoque souvent la fameuse Magna Carta de 1214 mais ce texte n'a en réalité pas la force que lui a fait jouer ultérieurement la tradition constitutionnelle), les rois d'Angleterre n'ont pas renforcé leur pouvoir, à la différence des monarques français qui n'ont cessé de bâtir un pouvoir absolu pour lutter contre les féodaux.
C'est paradoxalement ce qui va perdre la monarchie française. En exacerbant le pouvoir royal, en le coupant de la Nation dans son écrin versaillais, Louis XIV a condamné la Couronne de France à disparaître un siècle plus tard. À l’inverse, quand, au milieu du XVIIe siècle, les rois Stuart ont tenté de prendre modèle sur le roi Soleil, ils ont été renversés par l'aristocratie whig en 1688. Mais cette aristocratie qui prend le pouvoir est une puissance moderne, qui mêle intérêts de la terre et intérêts financiers. Elle appelle sur le trône une dynastie étrangère, les Hanovre, pour maintenir le pouvoir dans les mains du Parlement qu'elle contrôle. Et c'est ainsi que la monarchie va perdurer comme la parure d'une république aristocratique et commerçante. C'est d'ailleurs cette interprétation que reprend Walter Bagehot, l'auteur du classique The English Constitution (1867), ouvrage de référence que la reine Elizabeth II a longuement étudié comme tous les prétendants au trône. C'est le paradoxe monarchique anglais : pourquoi renverser un joli décorum, un peu coûteux certes, mais inoffensif et surtout utile à l'unité du pays ?
Au fond, en quoi la monarchie diffère-t-elle de la République ? Est-ce la pompe ou est-ce plus profond ?
C'est bien plus profond. La puissance royale repose dans l'incarnation. Le roi héréditaire d'Angleterre incarne le Royaume-Uni comme aucun président de la République élu ne pourra jamais incarner la France. Cette fonction d'incarnation était d'ailleurs théorisée par Bagehot. La reine ou le roi «agit comme repère de l'identité, de l'unité et de la fierté nationales», écrit-il dans The English Constitution.
De ce point de vue charnel, la figure de Marianne ne peut rivaliser avec la figure du roi ou de la reine.
Jacques de Saint-Victor
De ce point de vue charnel, la figure de Marianne ne peut rivaliser avec celle du roi ou de la reine. On ignore que le duc de Broglie s'était beaucoup inspiré de Bagehot lorsqu'il avait pensé les lois constitutionnelles de 1875, les lois de la IIIe République. Mais jamais le président de la République élu ne pourra incarner la France comme le roi d'Angleterre, d'autant qu'à partir de 1879, les Républicains ont tout fait pour ravaler son autorité. La situation a changé en 1958. Mais le pouvoir d'incarnation reste très aléatoire, en fonction de présidents, malheureusement de plus en plus impopulaires.
Emmanuel Macron avait parlé de «l'absence de la figure du roi» dans la politique française qui crée «un vide». Comment la République comble-t-elle ce manque ?
En deux siècles, elle n'y est malheureusement pas parvenue. De ce point de vue, le président Macron a raison. La mort du Capétien a laissé un grand vide. Les Français sont toujours à la recherche d'un «père du Peuple» et, depuis Robespierre, ils l'ont cherché le plus souvent hélas dans des formules «césaristes», auprès de «sauveurs» autoritaires (comme les deux Napoléon). De Gaulle a essayé une solution plus démocratique mais après lui, le vide est de nouveau apparu à la tête de l'État. Et c'est probablement pour le combler que les Français regardent, sans le savoir, vers la monarchie britannique. C'est notre «royauté de substitution». C'est un spectacle un peu triste car, dans notre passé, les Français avaient une histoire monarchique bien plus brillante que les Anglais.
D'ailleurs, le sentiment monarchique était, au Moyen Âge, bien plus fervent en France. C'est un trait qui est noté par Sir John Fortescue dès le XVe siècle. Et les historiens sont assez unanimes à ce sujet de Marc Bloch à Bernard Guenée. Certes, les rois d'Angleterre sont sacrés comme les rois de France. Mais, remarquait Marc Bloch, le sacre a suscité une véritable adhésion en France, le peuple croyait aux pouvoirs thaumaturgiques de ses souverains, ce qui n'était pas aussi vrai en Angleterre. De même, le roi de France a toujours cru qu'il avait une mission : être le père nourricier de son peuple. Le roi d'Angleterre, non. Cela explique peut-être la suite. Au fond, à force d'avoir tant attendu de leur monarque, les Français, déçus, s'en sont détachés violemment, alors que les Anglais, en en attendant moins, l'ont finalement conservé.
Enfin, en quoi diffère la représentation monarchique de part et d'autre de la Manche ?
Ces différences révèlent l'esprit respectif de nos deux nations. En France, l'idée monarchique agace les esprits forts et cartésiens. Elle paraît un «préjugé» contraire à la raison et à la «modernité». En Angleterre, l'idée monarchique est assez unanimement respectée, même par les esprits avancés (sauf quelques cas isolés). Cela correspond bien à l'esprit anglais que résumait Edmund Burke en 1790 dans ses fameuses Réflexions sur la révolution française : «Tous nos vieux préjugés, au lieu de les rejeter, nous les chérissons à un très haut degré, et, pour ajouter à notre honte, nous les chérissons parce qu'ils sont des préjugés ; et, plus ils ont duré et plus généralement ils ont prévalu, et plus nous les chérissons».
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