Le Point : L'Occident répète qu'il ne fait pas la guerre avec la Russie. Que pensez-vous de cette phrase ?
Robert Littell : C'est une formule diplomatique. On l'employait déjà à l'époque de l'Afghanistan, lorsque les États-Unis ne « faisaient pas la guerre » avec les Soviétiques alors qu'ils équipaient d'armes et de missiles les moudjahidines. On est dans le cadre d'une proxy war, d'une guerre par procuration, où une nation mineure représente les intérêts d'une coalition majeure. On a trouvé heureusement un peuple extrêmement courageux avec un leader insoupçonné qui est en train de changer la face du monde, Zelensky, un peuple qui accepte de se battre à notre place et de mettre en échec une armée menaçante que l'on croyait supérieure à ce qu'elle est en réalité.
Qu'est-ce qui vous semble le plus marquant au cours des deux derniers mois ?
L'Otan, qui était proche de la mort cérébrale décrite par Emmanuel Macron, est revenue d'entre les morts. Mais elle humilie Poutine. Et un homme humilié, ne l'oublions jamais, est très dangereux. Du point de vue de la Russie, c'est évidemment une catastrophe. Poutine croyait à une promenade de santé, il pensait que Zelensky allait déguerpir après deux jours dans un avion à l'étranger. Mais le pire pour eux, c'est qu'ils ont créé à leurs portes un grand pays qui sera, après tous les crimes commis à l'encontre de sa population, leur ennemi pendant des générations, comme Israël avec les Palestiniens. En Russie, il ne fait pas de doute que les gens autour de Poutine et même dans la population savent désormais ce qui se passe réellement. La mise en place de la loi martiale en est la meilleure preuve. Regardons un peu les chiffres. Les Britanniques, qui, soit dit en passant, ont fait un retour remarquable sur le plan de l'espionnage par satellite et qui ont choisi la carte de la communication tous azimuts, prétendent qu'il y a environ 15 000 morts du côté de l'armée russe. Pour obtenir le nombre de blessés, il faut multiplier par trois. Cela signifie que 60 000 soldats sont touchés, ce qui représente 120 000 parents, plus de 200 000 grands-parents, sans compter les millions de cousins, de nièces, d'oncles, de tantes… Tout le monde va finir par connaître l'étendue du désastre. Le parrain Poutine est fichu.
L'erreur de l'Occident n'est-elle pas d'avoir ignoré que la guerre avec la Russie avait commencé depuis longtemps ?
Évidemment, c'est notre faute. C'est comme en 1938, on a cru que l'appétit de Hitler était rassasié avec l'Anschluss, puis avec les Sudètes, puis avec les Tchèques. Poutine a rasé Grozny, on n'a rien fait. Il a raflé l'Ossétie, on n'a rien fait. Il a conquis Alep, on n'a rien fait. Il a annexé la Crimée, on n'a presque rien fait. Il a mis la main sur le Donbass, on a haussé les épaules. Les pays baltes avaient compris avant nous, car ils ont des populations d'origine russe, ils connaissent la fausse excuse des Russes de vouloir protéger leurs compatriotes à l'étranger. Si on n'avait pas bougé cette fois, on aurait eu une vraie guerre chez nous.
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Vous partagez la critique des années 1990 où un rendez-vous aurait été manqué avec la Russie ?Non. Si vous allez à Vilnius, en Lituanie, visitez l'ex-centre du KGB, avec les cellules de torture et d'exécution. Allez voir les plaques où il y a écrit le nom des types qui ont sauté par la fenêtre. On comprend que ces pays de l'Est ont demandé le parapluie de l'Otan. Par ailleurs, l'Amérique n'a pas cherché à menacer la Russie, reportez-vous à l'article 5 de la charte de l'Otan, qui affirme la dimension défensive de l'organisation : si un pays membre est agressé, alors elle se porte à son secours. Mon vrai cauchemar aujourd'hui, c'est de penser à ce qui se serait produit si Trump avait été réélu fin 2020. Lui qui détestait Zelensky, lui qui avait coupé l'aide militaire à l'Ukraine de 300 millions de dollars, lui qui avait une admiration pour Poutine et qui a admis, il y a quelques jours, avoir déclaré devant les membres de l'Otan que, si l'un d'eux était attaqué, il n'était pas certain qu'il se porterait à leur secours. À ses yeux, l'article 5 était un article sans valeur.
Quelle approche de Poutine privilégiez-vous ? L'approche historique – il regrette les temps glorieux de l'URSS et de la Russie tsariste ? L'approche psychologique – cet ancien espion s'est construit une vision du monde paranoïaque ? Ou l'approche idéologique – la Russie est pure et différente d'un Occident décadent et moralement faible ?
Je n'en privilégie aucune. Elles entrent toutes en ligne de compte, il y a un grain de vérité dans chacune, me semble-t-il. Vous pouvez ajouter deux éléments qui comptent. Son grand-père préparait la nourriture de Staline. Imaginez tout ce que le jeune Poutine a entendu durant son enfance, dans quelle mythologie il a grandi. Par ailleurs, il y a l'âge, la maladie. Qui sait ce que pense un homme malade ? On peut seulement regarder les événements et juger où il peut aller.
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Vous disiez tout à l'heure que le parrain a perdu. Souscrivez-vous à cette vision mafieuse de la Russie comme dans votre roman où vous décrivez le pays dans les années 1990 ?Je reviens à ce discours de Gorbatchev qui ouvre mon livre et qui est un moment clé de l'histoire russe. Ce discours, il le prononce à la télé le 25 décembre 1991, quand il annonce sa démission. Il y avait tout dit sur le danger mortel qui menaçait la Russie, quelque chose de très prémonitoire : « Le vieil ordre a disparu avant que le nouvel ordre n'ait eu le temps de planter ses racines. » La déferlante du néocapitalisme a submergé le pays avant que l'État ne soit assez solide pour apporter aux gens une protection légale, une protection physique contre les clans, contre les banques. Ces clans-là existaient déjà sous l'URSS, mais ils se limitaient à régner sur le marché noir, ils étaient assez utiles au pouvoir car ils remplissaient les trous des pénuries. On les retrouvait aussi au goulag, où ils obéissaient à un code d'honneur qui leur interdisait notamment de travailler pour l'État. Mais, après les années 1990, ils se sont retrouvés face à un État d'une extrême faiblesse. Vous avez les Ingouches, les Ossètes, les Ukrainiens, les Moscovites, les types de Leningrad, les juifs de Lituanie, les types du KGB qui ont été licenciés… Ce système perdure, mais il est coiffé par Poutine qui a prolongé le système pyramidal mis en place par Ivan le Terrible. Ce système n'a jamais été abandonné, Staline l'a repris, un homme seul, tout en haut, qui ne partage pas.
Êtes-vous surpris par la direction jusqu'au-boutiste prise par la Russie ? Pensez-vous qu'elle ne tient qu'à la personnalité de Poutine ?
Je crois à la place des individus dans l'Histoire, au rôle moteur des personnages. Poutine, en l'occurrence, a choisi de s'entourer de gens qui ont la même conception du monde que lui, qui pensent qu'on peut attaquer un pays indépendant sous le prétexte qu'il faut y éradiquer les nazis. Il est toujours coincé dans la Seconde Guerre mondiale, il n'en est pas revenu. Une des pires choses qu'il a faites aux Russes est de salir l'Armée rouge en pervertissant l'usage de la Seconde Guerre mondiale, en brandissant son souvenir pour mener une guerre folle. Je me souviens d'une célébration à Samarkand dans les années 1980. Je me suis retrouvé face à un homme bardé de décorations, de haut en bas. Il a commencé à nous raconter sa guerre et tout le monde l'a religieusement écouté. La première médaille en haut à gauche concernait l'attaque des Allemands en 1941 ; au milieu, il en était à Stalingrad ; en bas à droite, il était arrivé à Berlin. Sur sa poitrine, il y avait toute la guerre. C'est cela que Poutine a souillé par cette captation d'héritage.
Ne croyez-vous pas à ses menaces nucléaires ?
Pour appuyer sur le bouton, Poutine doit passer par dix personnes avant de faire exécuter son ordre. Et, s'il emploie le nucléaire tactique sur l'Ukraine ou un pays voisin, tous les navires russes de la mer Noire et de la mer du Nord disparaissent dans l'heure, détruits par l'Otan. Il n'a plus d'armée. Il y a des détails révélateurs sur l'état lamentable de cette armée. Sur leurs K-rations, leurs rations de ravitaillement, il y a marqué la date de 2002. Cela veut dire que tout l'argent est allé dans la poche des généraux, de la corruption. Leurs chars sont obsolètes, mal protégés, ce sont les derniers à avoir les munitions sous les pieds de l'équipage. Au moindre impact, tout explose. Dans les autres armées, elles sont compartimentées. Leur organisation est telle qu'ils sont obligés d'envoyer des généraux sur le front pour que les ordres soient exécutés correctement, ce qui explique le nombre très élevé de généraux tués.
L'Allemagne a cru qu'en faisant du commerce avec la Russie on la rendrait inoffensive, au risque de se placer dans une dépendance énergétique très dangereuse. L'ivresse libérale n'a-t-elle pas aveuglé l'Occident une nouvelle fois en croyant que la mondialisation aurait raison de l'Histoire ? Cette guerre n'en est-elle pas rétrospectivement une nouvelle preuve ?
Cette guerre est le pire discrédit que l'on puisse apporter à la politique de Merkel et de Schröder. Ils ont placé leur pays entre les mains d'un paranoïaque, ce dont on peut s'étonner compte tenu de leur passé. On a cru que la globalisation serait la panacée, le remède à tous les maux, que, si on achetait son gaz, la Russie allait changer parce que le commerce adoucit les mœurs. En bons libéraux, ils ont pensé que l'acheteur est le roi et non le vendeur. Mais l'Histoire propose une autre hiérarchie.
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