Pour bon nombre d’entre nous qui vivons confortablement à l’Ouest, la guerre en Ukraine est un évènement dont nous peinons à mesurer l’ampleur. Dès le départ, nos dirigeants ont clairement fait comprendre qu’ils n’enverraient pas un seul soldat occidental pour aider les Ukrainiens à défendre leur indépendance.

Le plus grand risque est que nous soulagions notre conscience en exigeant de nos gouvernements qu’ils se battent jusqu’au dernier Ukrainien vivant en envoyant tout juste assez d’armes à Kiev pour prolonger le conflit sans véritablement en modifier l’issue.

Guerre économique

Compte tenu de ce refus de combattre pour l’Ukraine ou de lui offrir autre chose que des armes “défensives” pour égratigner son adversaire, la seule arme de poids qui reste est celle des mesures économiques. Vous pouvez prendre l’Ukraine, disent les dirigeants occidentaux aux Russes, mais il vous en coûtera plus que ce que vous pouvez vous permettre. Ce faisant, ils entrent dans une guerre économique avec un adversaire qui dispose de son propre arsenal.

Le défi pour le monde occidental est de prouver qu’il n’est pas ce que Poutine décrit : superficiel, veule, décadent et paresseux, incapable de réagir avec la force et la détermination nécessaires face à un adversaire résolu.

Les sanctions économiques sont l’arme de prédilection des pays occidentaux lorsqu’ils sont confrontés à un adversaire auquel ils ne peuvent imposer leur volonté par les voies diplomatiques, ou contre lequel ils ne peuvent – ou se refusent – à employer la force.

Cette arme est toutefois un instrument imprécis, qui fait souvent plus de mal aux citoyens ordinaires qu’aux dirigeants que l’on cherche à sanctionner. Et une fois en place, il est difficile de les supprimer sans que l’une ou l’autre partie ait l’impression de perdre la face.

En outre, dans le cas de pays comme l’Iran, qui fait l’objet de multiples sanctions en raison de son programme nucléaire, les mesures n’ont pratiquement aucun impact sur le quotidien des gens vivant aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Résultat, les citoyens de ces pays oublient que ces sanctions existent.

La facture énergétique va augmenter

Mais la Russie n’est pas l’Iran. Le recours aux sanctions économiques contre Poutine aura également un coût non négligeable pour les pays occidentaux et nous amène à des questions dérangeantes : les gouvernements occidentaux sont-ils prêts à imposer des sanctions autres que purement symboliques – et ont-ils la capacité d’encaisser leur onde de choc à long terme ?

La décision de l’Allemagne de suspendre le pipeline Nord Stream 2 avec la Russie par exemple, va provoquer une augmentation directe du coût de l’énergie pour ses citoyens. Et la crise dans son ensemble se traduira pour les Européens par une hausse de leur facture d’énergie, alors que le coût du gaz a déjà fortement augmenté.

Dans le cadre d’une guerre de sanctions, l’Occident souffre d’une faiblesse systémique. Un responsable européen chargé d’élaborer les sanctions précédentes contre la Russie résume le problème : tout d’abord, les pays comme le Royaume-Uni – d’où j’écris – sont “remarquablement limités” dans leur capacité d’action.

Londres pourrait tenter de saisir les avoirs des oligarques russes au Royaume-Uni [le pays a déjà annoncé le 25 février son intention de geler ceux du président Poutine et de son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov], mais Moscou pourrait alors utiliser le système judiciaire britannique pour bloquer les démarches. Il en résulte qu’une économie ouverte dans laquelle l’État de droit est respecté devient “l’endroit idéal pour accueillir de l’argent sale”.

Plus important encore, il y a la question de la volonté politique. Dans tout le camp occidental, on se demande non seulement quel impact les sanctions peuvent avoir sur la Russie, mais aussi comment veiller à ce qu’elles ne créent pas des points de vulnérabilité. Il en résulte immanquablement un mélange de sanctions qui ne vont pas assez loin.

La Maison-Blanche a déjà assuré les Américains que les sanctions contre la Russie ne conduiraient pas à une hausse des prix de l’énergie. Ainsi que le souligne un responsable européen, les gouvernements occidentaux ne sont guère transparents sur le prix à payer pour qu’une crise permette d’éliminer un certain nombre de compromissions souterraines avec des cleptocraties corrompues.

Le problème est qu’en dépit de leur plus grande richesse, les pays occidentaux demeurent vulnérables face à la Russie. La plupart des pays européens dépendent du gaz et du pétrole russes. L’ancien président russe, Dimitri Medvedev, a déjà averti que la suspension du pipeline Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne provoquerait un doublement des prix du gaz pour l’Europe. Au-delà du gaz et de pétrole, les spécialistes laissent entendre que la Russie pourrait également limiter ses exportations de matières premières telles que le blé, les engrais, le titane, le palladium, l’aluminium et le nickel. Il est probable que l’Occident réplique au coup pour coup, ce qui risque de créer une spirale de surenchère.

Un effet boomerang des sanctions

Toute réaction russe pourrait grandement nuire à son économie, mais l’important ici est que les sanctions se feront également ressentir dans les pays occidentaux, avec le risque de faire grimper l’inflation et d’accroître encore un peu plus la pression sur des chaînes d’approvisionnement déjà largement mises à mal par la pandémie. Comment les citoyens des pays libres et démocratiques vont-ils réagir ?

Pour la première fois depuis des décennies, les populations des pays occidentaux sont confrontées à une menace sur l’ordre géopolitique qui implique qu’elles – et non d’autres peuples lointains – consentent à un sacrifice matériel. Les gens ordinaires ont-ils suffisamment de volonté, de solidarité et de foi en l’ordre mondial actuel pour faire ce sacrifice ? Ou bien sommes-nous effectivement les êtres superficiels et égoïstes que Poutine imagine, incapables de supporter la moindre diminution de notre richesse nationale ou de notre confort de vie pour faire suffisamment pression sur la Russie et empêcher de nouvelles agressions ?

Ce questionnement sur notre volonté collective soulève des interrogations encore plus profondes : les peuples occidentaux ont-ils la cohésion politique et sociale nécessaire pour se rassembler autour d’une telle cause – ou à vrai dire de n’importe quelle cause ? Et si la réponse est oui, les gens croient-ils suffisamment à cette cause pour défendre et protéger l’actuel ordre mondial ?

Nous ne connaissons pas les réponses à ces questions, car nous n’avons guère eu besoin d’y répondre depuis la fin de la Guerre froide. On pourrait arguer que les attentats du 11 septembre 2001 ont été l’occasion de se reposer ces questions, et que les pays occidentaux y ont d’abord réagi en affichant un large front uni. Pourtant, les deux guerres qui s’en sont suivies – en Irak et en Afghanistan – se sont soldées par des désastres. La détermination de l’Occident a ensuite été testée en Syrie où l’on a refusé de s’engager.

Contrairement à la Russie, nos sociétés nous autorisent à nous demander si le Donbass compte pour nous. Nous pouvons élire des gouvernements qui préféreront la désescalade et la détente, le rétablissement des relations avec Moscou, voire un vaste marchandage pour stabiliser la région et reprendre le plus vite possible les échanges de gaz contre espèces sonnantes et trébuchantes. Nous n’avons même pas besoin d’être les caricatures que Poutine fait de nous-mêmes pour penser à ce genre de calculs.

Le mythe fondateur de nos démocraties

Nous pouvons aller voir notre vieille grand-mère ou un voisin nécessiteux et conclure qu’ils ne peuvent pas se permettre de payer une facture d’énergie plus élevée. Nous pouvons conclure que nous ne sommes plus aussi riches qu’auparavant et qu’il nous faut accepter le monde tel qu’il est, et séparer les questions commerciales de toute interrogation morale. Après tout, c’est ce que l’on fait depuis des années. Nous pouvons conclure, ainsi que l’a fait Joe Biden à propos de l’Afghanistan, que ce conflit n’en vaut pas la peine. Nous pouvons être de bonnes personnes et tenir ce genre de raisonnement.

Les raisons ne manquent pas qui portent à croire que les sociétés démocratiques sont prêtes à faire ce sacrifice collectif. Après tout, le mythe fondateur de notre monde n’est autre que la lutte pour la survie du Bien contre le Mal qu’a été la Seconde Guerre mondiale. Pendant la Guerre froide, le “monde libre” s’est révélé plus fort que celui de Poutine.

Poutine, “rempart contre le multiculturalisme”

Gardons-nous toutefois de confondre ce moment avec la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre froide. Nous habitons aujourd’hui le même monde économique que la Russie. Partout dans le monde occidental, les mouvements conservateurs partagent plus ou moins la vision de Poutine et adhèrent au fantasme selon lequel les États-nations traditionnels seraient menacés par le multiculturalisme libéral. Pour bien des gens, parmi lesquels Tucker Carlson [l’éditorialiste et animateur vedette de la chaîne conservatrice américaine Fox News], Marine Le Pen ou [le Premier ministre hongrois] Viktor Orbàn, Poutine est une sorte de rempart contre tout ce qu’ils méprisent, à commencer par le multinationalisme de l’Union européenne et l’hégémonie américaine qui l’oblige à défendre la souveraineté d’autres pays.

Regardant autour de lui, Poutine voit probablement un monde de force et de faiblesse – sa force à lui et la pathétique faiblesse des laquais exécutant ses quatre volontés. Il nous voit nous battre entre nous, nous disputant le moindre avantage personnel, prenant son gaz en même temps que sa propagande et nous laissant corrompre au passage.

La question la plus importante dans tout ça est de savoir s’il a raison de nous voir ainsi. Le défi est lancé. L’histoire du XXIe siècle dépend en bonne partie de la réponse que nous déciderons d’y apporter