12/12/2021

Éloge de la vie simple – Que veulent les apôtres de la décroissance ? Serge Latouche après la mort de Pierre Rabhi

En rupture avec l'économie productiviste et le consumérisme, ces « objecteurs de croissance » en appellent à une éthique de la simplicité volontaire. Décroissance et simplicité volontaire partagent une longue tradition philosophique qui préconise une forme de limitation des besoins pour accéder au bonheur. « L'homme qui n'est pas content de peu, selon Épicure, n'est content de rien. » On assiste depuis quelques années à un regain d'intérêt pour ces visions qui, combinées à une critique de la démesure de la modernité économique et technique, aboutissent à la rupture radicale de la décroissance. Il convient donc de voir ce qui se joue dans ce passage entre simplicité volontaire et décroissance.


Modifier son style de vie pour un autre, moins stressant

Dans les pays anglo-saxons, la simplicité volontaire trouve une part importante de son inspiration dans la tradition américaine, et plus particulièrement dans la philosophie de Thoreau, toujours vivante à travers les plaidoyers pour une good life des époux Nearing ou les expériences concrètes de la wilderness, la vie sauvage, comme celle de Charles McCandless. Il s'est ainsi développé depuis quelques années un mouvement relativement structuré de « déconsommation » ou downshifting et de « simplicité volontaire » ou voluntary simplicity – selon le Concise Oxford Dictionary, ce terme signifie « modifier son style de vie pour un autre, moins stressant » – autour de Duane Elgin aux États-Unis et en Australie, de Samuel Alexander (Entropia: Life Beyond Industrial Civilisation, 2013). Il s'agit de travailler, produire, dépenser et consommer moins en réaction à l'ultra consumérisme.

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Au Québec francophone, Serge Mongeau a lancé, à son tour, le terme de « simplicité volontaire » en 1985, et l'idée va trouver alors un certain écho en France. La tradition européenne peut se revendiquer de Léon Tolstoï, mais aussi de Lanza del Vasto, le fondateur des communautés de l'Arche. De ce fait, cette réflexion sur la simplicité volontaire finit souvent par rencontrer celle de la décroissance. Ainsi, Pierre Rabhi et le mouvement des Colibris font le lien entre l'éthique personnelle de la sobriété et la transformation plus radicale de la société prônée par les objecteurs de croissance*.

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Dans son livre La Convivialité, Ivan Illich dénonçait déjà en 1973, un an avant le premier choc pétrolier, la condition humaine actuelle, dans laquelle toutes les technologies deviennent si envahissantes qu'on ne saurait plus trouver de joie qu'en pratiquant un techno-jeûne. Cette limitation volontaire ne signifie pas, pour lui, un « retour » à une vie de privation et de labeur, mais, au contraire, une libération de la créativité et la possibilité de mener une vie digne, en remplaçant la course aux biens matériels par la recherche de valeurs plus satisfaisantes. Les rares familles qui choisissent de vivre sans télévision ne sont pas à plaindre. Aux satisfactions que pourrait leur offrir la lucarne magique, elles en préfèrent d'autres : vie familiale ou sociale, lecture, jeux, activités artistiques, temps libre pour rêver ou simplement goûter la « sobre ivresse de la vie ».

Frugalité, austérité, sobriété, simplicité, renoncement… et « effet rebond »


La rupture avec l'ambiance consumériste dominante, quel que soit le nom dont on qualifie l'éthique souhaitable (frugalité, austérité, sobriété, simplicité, renoncement…), risque pourtant de ne pas suffire pour sauver nos écosystèmes. D'une part, la dépendance à la consommation rend difficilement concevable une libération massive de l'addiction à la croissance, d'autre part, le démon du consumérisme que nous croyons chasser par la porte revient avec encore plus de force par la fenêtre, c'est ce qu'on a appelé l'effet rebond.

Le casse-tête du « décroissant » consciencieux

On pense sauver la planète en allant vivre à la campagne pour manger et vivre « bio », mais on multiplie les parcours en voiture pour aller en ville, comme le montre Voulez-vous changer de vie ?, le sympathique guide à usage des bobos de Christilla Pellé-Douël (Cherche-Midi, 2005). David Owen, dans Vert paradoxe (Ecosociété, 2013), démontre que le « décroissant » consciencieux qui veut vraiment réduire globalement l'empreinte écologique se trouve confronté à un véritable casse-tête. L'eau économisée, l'air non pollué, le pétrole et l'énergie non consommés, etc., restent en effet disponibles pour les autres qui, encore enfermés dans l'imaginaire de la croissance, veulent produire et consommer toujours plus. La logique globale est plus forte que notre volontarisme personnel. C'est pourquoi un pionnier du mouvement écologiste comme Murray Bookchin (1921-2006), après s'y être intéressé dans les années 1960, porte, à la fin de sa vie, un jugement négatif sur la simplicité volontaire.

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La décroissance, quant à elle, part du constat dressé par l'économiste Nicholas Georgescu-Roegen, à savoir qu'une croissance infinie est incompatible avec une planète finie. En conséquence, elle propose un véritable changement de système : sortir de la société de consommation pour construire une société d'abondance frugale ou de prospérité sans croissance, soit une société autonome et écosocialiste. Ses références : Murray Bookchin, Jacques Ellul, Cornelius Castoriadis (1922-1997) et André Gorz (1923-2007). Il s'agit d'un projet sociétal : politique et éthique.

Une révolution économique et sociale

Pour les « objecteurs de croissance », comme pour le philosophe grec Aristote, la politique ne se conçoit pas sans une éthique et réciproquement. Une politique qui ne serait qu'une éthique serait impuissante ou terroriste, mais une politique sans éthique (et c'est celle que nous vivons particulièrement depuis le tournant néo-libéral des années 1990) porte au triomphe de la banalité du mal. La décroissance ne se réduit donc pas à une éthique, fût-elle de la résistance ou de l'insoumission, elle est une révolution économique et sociale. Il ne s'agit pas seulement d'un hypothétique futur que nous ne connaîtrons sans doute jamais. L'autre monde est aussi dans celui-ci et nous devons chercher à y vivre, ici et maintenant.

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Le mouvement des villes en transition né à Totnes en Angleterre et qui recouvre désormais 460 initiatives reconnues dont Grenoble, Frontignan ou Montreuil est peut-être la forme de construction par le bas de ce qui se rapproche le plus d'une société urbaine de décroissance. Ces villes, selon la charte du réseau, visent d'abord à l'autosuffisance énergétique et plus généralement à la résilience, c'est-à-dire la capacité à affronter les défis de la crise écologique.

Société conviviale contre économie productiviste

Toutefois, il faut que les mentalités « basculent » pour que le système change et réciproquement. La sortie du cercle implique d'enclencher une dynamique vertueuse : par exemple en imposant d'autres règles, comme la réduction drastique du temps de travail, l'application effective du principe pollueur/payeur, la lutte contre l'obsolescence programmée, l'incitation à l'agriculture écologique et à la permaculture, la pénalisation des dépenses nuisibles comme la publicité, etc. Ainsi, la sphère de la société conviviale pourrait finir par absorber et résorber celle de l'économie productiviste.

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Comme il n'y a ni recette ni stratégie miracle, sans doute ne peut-on commencer que de manière modeste, et d'abord chacun à son niveau. La simplicité volontaire constitue une bonne préparation pour affronter les chocs à venir et initier un scénario de décroissance. Elle est à la fois une hygiène de vie, une révolution personnelle et a valeur d'exemple. Pour retrouver le sens de mesure nécessaire à la survie de l'espèce humaine, il importe donc d'articuler l'éthique de la simplicité volontaire avec un projet politique de décroissance globale.

*Serge Latouche, Professeur émérite d'économie à l'Université d'Orsay, directeur de la collection « Les précurseurs de la décroissance » aux éditions Le Passager clandestin.

Cet article est un extrait du hors-série « Éloge de la vie simple » paru en 2015. 

 Source Le Point

 

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