« England ? England ? » À peine sorti de l’eau, Khan*, la trentaine, n’a que cette question en tête. Il porte dans sa main gelée un sac plastique avec tout ce qui lui reste : un portefeuille, un téléphone et ce qui semble être des comprimés. Il est 9 heures et il fait 6 degrés à Dungeness, un cap situé sur la côte anglaise, à l’est de Douvres. Oui, ici, c’est bien l’Angleterre. Un sourire éclaire son visage fatigué. Il se tourne vers ses trois camarades afghans pour leur traduire la bonne nouvelle.
Exténués après un trajet de « sept heures, ou plus », les jeunes hommes, qui ont fui les talibans, semblent soulagés, et même heureux. L’un d’entre eux s’écroule sur la plage et embrasse le sol. Des secouristes de l’association de sauvetage en mer Royal National Lifeboat Institution (RNLI) les accompagnent sur la plage de galets, laissant derrière eux le grand bateau pneumatique noir qui a servi de transport aux 34 nouveaux arrivants d’origine kurde, irakienne et afghane, dont quelques mineurs et deux femmes.
Les nouveaux arrivants sont ensuite pris en charge par la police aux frontières, la Border Force, qui les fouille, leur donne un masque, met leurs affaires dans de grands sacs transparents, puis les fait monter dans un car, direction Douvres. La procédure de demande d’asile commence.
Une lueur orange sur l’eau
Ce mercredi de la fin novembre, plus de 600 migrants débarquent sur les côtes anglaises, selon un décompte de la presse britannique. Après des arrivées records (1 185 migrants le 11 novembre) facilitées par le beau temps, il s’agissait de la dernière opportunité pour partir avant le mauvais temps annoncé : ni vagues ni vent.
La quasi-totalité des bateaux a été interceptée par les vaisseaux de la Border Force ou ceux des secouristes de la RNLI. Ils les repèrent grâce aux gardes-côtes, aux hélicoptères ou encore aux drones, et viennent leur porter secours. Un sauvetage d’autant plus indispensable qu’une fois dans la Manche les migrants sont livrés à leur sort. C’est à eux de trouver leur chemin, avec l’aide d’un GPS et des repères maritimes. Certains, une fois arrivés dans les eaux britanniques, appellent la Border Force, qui vient les récupérer.
En cette fin de matinée, les autorités sont débordées. Au loin, une lueur orange vacille sur l’eau. Une nouvelle embarcation et des gilets de sauvetage orange se distinguent peu à peu. Un navire de la Border Force s’approche, puis s’éloigne, estimant que ses passagers sont en sécurité. Ils débarqueront seuls.
En France, les policiers nous pourchassent.Un Kurde irakien
En sortant du bateau, une femme d’origine iranienne tombe dans l’eau. La police l’aide à se relever. Elle grelotte, gémit et peine à se déplacer sur la plage. Elle n’a plus la force de prendre son bébé de 2 ans dans les bras. Un policier lui apporte une couverture isothermique. Elle monte avec son mari dans une fourgonnette de police pour se réchauffer.
Les autres attendront plus de deux heures, immobiles et silencieux, sans couvertures ni nourriture, avant de prendre place dans un car. L’un des nouveaux arrivants, d’origine kurde irakienne, ne parle pas un mot d’anglais, comme la plupart d’entre eux. « Pourquoi l’Angleterre ? Parce qu’il y a les droits de l’homme ! » dit-il en arabe. Son ami ajoute : « En France, ils (les policiers) nous pourchassent. » Ils n’ont plus la force de parler. Tout près, un policier explique se trouver pour la première fois sur la plage. « Ma première journée ? Éclairante. On voit l’origine du problème », lâche-t-il sans autre commentaire.
La scène est surréaliste : alors que de petits groupes attendent en rang sur les galets, des habitants filment la scène tandis que des pêcheurs sont installés sur leur siège avec leur canne. L’un d’eux lance : « C’est la première fois que j’en vois autant sur cette plage. Cela rend les gens racistes, ils disent que les secouristes sont devenus un service de taxi pour l’immigration illégale. » Une expression utilisée par Nigel Farage, ancien président du Brexit Party – renommé Reform UK – et désormais présentateur sur GB News.
Quand on les voit arriver, on se dit que c’est reparti.Dylan, retraité britannique
Depuis tôt ce matin, l’homme politique reconverti en journaliste est en mer avec une équipe de la chaîne pour raconter ce qui s’y passe. « Soyez-en certains, ils vont continuer à venir pendant tout l’hiver », dit-il alors que la caméra zoome sur un bateau transportant 22 personnes. Ces propos traduisent l’exaspération des riverains du cap Dungeness.
En face de la plage, entre le phare et quelques maisons de location à l’américaine, un pub abrite au chaud les visiteurs et habitants du coin. Retraité, Dylan* explique : « Quand on les voit arriver, on se dit que c’est reparti. J’estime que les secouristes doivent faire leur travail. Si vous voyez quelqu’un en détresse, vous ne voulez pas qu’il se noie. Mais le problème, ce sont les Français qui ne font rien du tout pour les empêcher de partir. Si la situation était inversée, la police anglaise laisserait-elle ces migrants risquer leur vie dans la Manche ? Je ne le pense pas. » Il ajoute qu’il continue à donner « un peu d’argent » au RNLI, qui intervient grâce aux dons.
La Manche est devenue un cimetière.
En fin de journée, la tragédie du naufrage d’un bateau de migrants dans la Manche jette un froid glacial. L’accident a fait 27 morts, dont 17 hommes, 7 femmes et 3 enfants, annonce le parquet de Lille. Le lendemain matin, la triste nouvelle fait la une de tous les journaux anglais. « La Manche est devenue un cimetière pour les personnes innocentes qui ont été forcées de fuir, réagit sur les réseaux l’association Channel Rescue. Arrêtons de blâmer les autorités françaises ou les passeurs, nous avons désespérément besoin d’un nouveau système qui permette aux gens de demander l’asile en toute sécurité. »
C’est bien là le problème : pour obtenir le droit d’asile au Royaume-Uni, il faut déposer sa demande sur le sol britannique. Depuis le début de l’année, plus de 25 000 personnes ont ainsi traversé la Manche, trois fois plus qu’en 2020. Cette hausse constante des traversées s’explique par la pandémie qui a anéanti toute tentative de traversée par camion ou par avion.
« En réalité, il n’y a pas eu de hausse des demandes d’asile, bien au contraire, explique sur les falaises de Douvres Kim Bryan, l’une des volontaires de Channel Rescue. Le problème, c’est la visibilité des arrivées avec les bateaux. » En 2019, près de 36 000 demandes ont été enregistrées, alors qu’elles étaient inférieures à 30 000 en 2020. La visibilité, c’est toute la question : à Douvres, les bateaux pneumatiques s’entassent dans un immense hangar auquel les journalistes n’ont pas accès. Cependant, des navettes se trouvent aussi à l’extérieur : l’image, capturée par des drones et retransmise à la télévision, montre la partie émergée de l’iceberg.Un pays attractif
Face à un tel défi, Priti Patel, ministre britannique de l’Intérieur, a présenté en juillet dernier un projet de loi, le Nationality and Borders Bill. En débat au Parlement, il vise à criminaliser les arrivées clandestines et à prendre en considération cet élément lors de l’examen de toute demande d’asile. Le ministère envisage également de recourir à la tactique dite du « push-back », qui consiste à repousser les bateaux de migrants vers les eaux françaises avec des Jet-ski. « Nous avons vu la Border Force s’entraîner », accuse Kim Bryan, dont l’association vient d’engager une action en justice contre un tel procédé, qui, selon elle, viole le droit maritime international qui accorde à toute personne en mer le droit d’être secourue. Cette tactique, également critiquée par des membres de la Border Force et les syndicats, a, semble-t-il, peu de chances de voir le jour.
En dépit des efforts du Royaume-Uni pour dissuader les migrants de venir s’y installer, le pays reste un eldorado pour ces milliers de personnes désespérées. Les attraits souvent cités sont la langue anglaise, la présence, souvent, de membres de la famille déjà installés sur place, de communautés, le passé colonial britannique du pays d’origine et des opportunités de travail meilleures que sur le continent européen. Mais, pour toutes les personnes interrogées ces derniers jours, les « droits de l’homme » sont la motivation première.
Vingt jours sans manger
Une fois arrivés sur les plages britanniques, les migrants sont pris en charge au centre de « détention » de Douvres, puis ils sont véhiculés aux quatre coins du pays dans des hôtels. Bayar, un réfugié syrien arrivé il y a deux semaines, est à Liverpool. Ce jeune de 22 ans a perdu ses parents dans la guerre et a voyagé seul. Il n’est plus retourné à l’école depuis que le conflit syrien a éclaté. Toutes les semaines, il reçoit 10 livres de la part du gouvernement et explique avoir une chambre pour lui seul. Il est non seulement logé mais aussi nourri gratuitement trois fois par jour.
« Le Royaume-Uni, depuis que je suis petit, était un rêve. C’est la terre de la liberté et des droits de l’homme. Je ne veux plus jamais en repartir. » Sa demande d’asile sera traitée dans les six mois. « Je suis prêt à faire n’importe quel travail. Nettoyer les rues, par exemple. J’aime bien nettoyer. » Il a séjourné quarante-neuf jours à Calais, dont vingt sans manger. Il devait changer d’endroit tous les jours, « car la police venait frapper à la tente ». Nul doute pour lui, l’Angleterre est bel et bien la terre promise.
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