La philosophe constate que, concernant la défense de la laïcité, l'envie d'éviter les conflits conduit à un affaissement de nos réactions collectives. Le "oui mais" règne...
Il y a un an, la décapitation de Samuel Paty à la sortie de son collège suscitait une émotion inédite dans le pays, et les laïques espéraient un sursaut. Mais Elisabeth Badinter le constate avec angoisse : la peur s'est installée dans beaucoup de salles de classe et, par souci "d'éviter les conflits", il y a comme un affaissement dans nos réactions. Alors que les plus jeunes sont de moins en moins convaincus par les principes de laïcité, elle en appelle aux parents : "L'avenir de vos enfants en dépend." L'intellectuelle s'exprime aussi sur le discours "d'extrême droite" d'Eric Zemmour. Selon elle, "la responsabilité des politiques" face à l'islamisme est "immense". Entretien. L'Express Propos recueillis par Thomas Mahler et Anne Rosencher Publié le 12/10/2021L'Express : Il y a un an, la décapitation de Samuel Paty provoquait une émotion particulièrement intense dans le pays. On a eu le sentiment - pardon de l'expression - que ce n'était pas "un attentat comme un autre". Comment l'expliquez-vous ?
Elisabeth Badinter : La première raison tient au mode très particulier de l'attaque, la décapitation, qui a fait horreur. On s'était débarrassé depuis quarante ans, en France, de la peine de mort ; la voilà rétablie dans nos rues : un homme a été décapité. Ce mode de tuerie a été, je pense, un choc pour tout le monde. La deuxième raison tient, bien sûr, au fait que l'on a touché à l'école républicaine. On a voulu piétiner nos valeurs essentielles, auxquelles les Français, dans leur grande majorité, sont terriblement attachés. Enfin, il y a ce que cet homme, Samuel Paty, a accompli. Il y a sa personnalité que nous avons découverte, très attachante. Je crois que la plupart de nos compatriotes ont trouvé normal qu'un professeur veuille effectuer son travail en expliquant à ses élèves les règles de notre République, et notamment qu'il ne saurait exister, en France, de crime de blasphème. Le fait qu'il ait proposé, avant de montrer les "caricatures", que les élèves ayant peur d'être choqués sortent au préalable - même si c'est une entorse au principe laïque - montre un homme chaleureux, qui leur manifestait sa sympathie. Alors, oui : l'émotion et l'indignation ont été particulièrement grandes. Mais il ne faut pas s'arrêter là dans les conséquences de cette tragédie : il y a aussi la peur, au sein du corps enseignant, qui s'est installée, et même intensifiée.
Pensez-vous que, après cet attentat, une "trouille bleue" s'est installée dans les salles de classe, comme elle avait gagné les rédactions après la tuerie de Charlie Hebdo ?
Oui, dans certains lieux, et en particulier chez les professeurs d'histoire-géographie. Parce qu'il faut enseigner une partie du programme jugée blasphématoire et "offensante" par l'islam radical, dont l'idéologie a déjà gagné des parents et, donc, leurs enfants. Le phénomène ne date pas d'aujourd'hui. Non seulement parce que les enseignants ont désormais peur d'être attaqués physiquement, mais aussi parce que, dans certains établissements où l'islamisme offensif s'est bien installé, les enfants qui leur font face rendent cet enseignement quasi impossible. J'ai été frappée de découvrir que des élèves pouvaient se boucher les oreilles en classe pour ne pas entendre de musique (1), au motif que cette dernière serait un péché pour l'islam. C'est le refus d'écouter et de savoir. Comment enseigner dans ces conditions ?
En juillet, une étude de la Fondation Jean-Jaurès montrait que les professeurs de moins de 30 ans sont moins attachés à la laïcité, plus imprégnés de relativisme culturel que leurs aînés. Y a-t-il une fracture générationnelle ?
Oui, il y a une fracture. Il y a une inversion de la hiérarchie des principes : certains font désormais prévaloir la valeur de la "tolérance" sur la laïcité républicaine. Au point de penser qu'il faut être indulgents avec toutes les revendications religieuses. Depuis 1989 et "l'affaire des foulards" à Creil, je constate que la peur de passer pour "méchant" est un fort gaz incapacitant. Pour des motifs qui peuvent paraître sympathiques, on en arrive à tolérer l'intolérable.
Chaque attentat donne l'espoir d'un sursaut, que "plus rien ne sera jamais pareil". Est-ce une illusion ?
Il y a une émotion profonde et sincère au moment de ces drames. Et puis, immanquablement, au bout de quelques semaines, apparaît ce mot que je ne supporte plus : le "mais". "Oui, mais il n'aurait pas dû...", "bien sûr c'est horrible, mais...". Ce "mais" en dit long sur une tendance forte au politiquement correct dominant.
Pourquoi ?
Avant tout parce que nous voulons la paix. Quitte à faire des sacrifices sur certains principes, et même dans l'éducation nationale, où le "pas de vague" règne en maître. Nous redoutons le conflit. Alors nous fermons les yeux sur ce qu'il nous en coûte... et sur ce qu'il nous en coûtera. Rares sont ceux qui osent encore aujourd'hui rappeler qu'on peut critiquer les religions sans que cela ne constitue une offense. Avec ce "mais" s'est installée l'idée que la religion serait sacrée, intouchable, contrairement à tous les autres systèmes de pensée.
"Il faut convaincre les parents que l'avenir de leurs enfants en dépend"
Les jeunes profs constituent l'avenir du corps enseignant. Ce sont eux qui apprendront aux prochaines générations. S'ils sont moins attachés à la laïcité, on voit mal comment cette pente serait remontée...
J'ai été marquée par une formule de l'écrivain Kamel Daoud après la mort de Samuel Paty, inspirée de son expérience algérienne : les islamistes, écrit-il, ont compris qu'il "ne faut plus faire l'erreur de vouloir instaurer un califat avant l'heure. Non, il faut attendre que grandissent les enfants de l'école". En mars dernier, une étude de l'Ifop montrait que, en France, une majorité de lycéens se déclarent désormais défavorables au "droit de critiquer une croyance, un symbole ou un dogme religieux" - une opposition qui atteint 78 % chez les jeunes pratiquant l'islam. Enfin, parmi ces derniers, 57 % chez les 15-24 ans considèrent "la loi islamique (charia) comme supérieure aux lois de la République". Et ces chiffres augmentent d'année en année. Cela veut dire que les religieux ont déjà une influence décisive sur les esprits, et que les parents transmettent cela.
Les parents sont-ils responsables ?
On a vu comment s'est enclenchée la tragédie Samuel Paty : une adolescente qui ment, un père orthodoxe - pour le moins - qui crie au scandale sur les réseaux sociaux... Oui, je crois qu'il faut s'adresser aux parents. Que voulez-vous pour vos enfants ? Quel avenir, dans quel type de société ? N'oublions pas que, en dehors même des principes, faire passer les croyances avant le savoir a des effets délétères sur les trajectoires sociales et économiques. Si les études ne font plus passer la raison avant les croyances, on assistera à une régression dramatique du savoir. Il faut convaincre les parents que l'avenir de leurs enfants en dépend.
"Eric Zemmour a vraiment lâché toutes les brides"
Malgré l'émotion des attentats, les Français ont jusqu'à maintenant gardé les idées claires, ne confondant pas islam et islamisme. Voilà qu'Eric Zemmour, qui assume l'amalgame, ne cesse de grimper dans les sondages. De quoi est-ce le symptôme ?
La responsabilité des politiques menées bien avant les attentats est immense. On est effarés de voir qu'il a fallu attendre 2021 pour que soit adoptée une loi sur le "séparatisme", qui ne porte d'ailleurs plus ce nom, et dont on ne verra peut-être les effets que dans quelques années. Les politiques au pouvoir ont longtemps détourné le regard. Pendant ce temps, l'extrême gauche, de son côté, expliquait que toute tentative de combattre ce séparatisme était raciste, car c'était s'en prendre à l'islam sans faire de distinction avec l'islamisme politique - je note que, dans le parti de Jean-Luc Mélenchon aussi, on est volontairement dans l'amalgame...
En résumé : d'un côté, certains n'ont rien fait par lâcheté, tandis que d'autres sont allés jusqu'à fournir des motifs moraux pour ne rien faire. Malheureusement, tout cela a contribué à ce que la parole d'Eric Zemmour apparaisse désormais aux yeux d'une partie minoritaire de la population comme une réponse au problème.
Cela vous inquiète-t-il ?
Oui. Eric Zemmour a un discours d'extrême droite, et il l'illustre de diverses manières. Ainsi, sa double condamnation pour racisme, sa façon de parler des femmes, qui s'apparente au plus vulgaire machisme, et son soutien à Pétain, présenté comme "sauveur" des Juifs français, en sont des témoignages. Il a vraiment lâché toutes les brides. Mais ne nous y trompons pas : son discours est d'une "efficacité" redoutable. Notamment parce qu'il place les choses sur un plan civilisationnel. Un grand nombre de Français - pas seulement "zemmouristes" - constatent qu'il y a un affaissement de notre civilisation. On a tourné le dos à la philosophie des Lumières, qui a quand même un bilan plus qu'honorable. Si les gouvernements qui se sont succédé ces dernières décennies avaient pris le problème de l'islamisme à bras-le-corps dès les années 1990, il n'y aurait probablement pas cette montée de l'extrême droite.
Quand Jean-Luc Mélenchon affirme de son côté qu'il n'y a pas de quartiers gangrenés par l'islamisme (2), qu'est-ce que cela vous inspire ?
(Elle hausse les épaules). C'est incroyable. Un homme qui était vraiment laïc il y a vingt ans... Et il est totalement passé de l'autre côté. Est-ce un renversement de ses convictions ou par opportunité politique ? Comment éviter la question ?
"Comment peut-on être féministe et ne pas soutenir Mila ?"
En juin a eu lieu le procès des harceleurs de Mila, que vous aviez soutenue, dès le début...
Le cas de cette jeune fille n'a pas suscité les réactions d'indignation qu'on aurait pu attendre. Dieu merci, elle est vivante. Mais elle est aujourd'hui toujours menacée de mort parce que, en réponse à des attaques homophobes, elle a tenu, sur un réseau social, des propos virulents sur l'islam. Visiblement, une partie de nos concitoyens se sont aujourd'hui résolus à accepter que les religions l'emportent sur tout, même au prix de menaces de mort et de torture.
L'une des figures du néoféminisme, Lauren Bastide, a refusé d'apporter son soutien public à Mila, parce que cette dernière, comme ses défenseurs, partagerait "une vision raciste des musulman.e.s". Qu'en pensez-vous ?
C'est une position qui déshonore le féminisme. Enfin, comment peut-on être féministe et ne pas soutenir Mila ? C'est une aberration absolue. Une conséquence, je pense, de ce que l'on nomme "l'intersectionnalité". Il y a une union sacrée entre les néoféministes, l'extrême gauche pro-islamiste (qui voit dans le combat contre l'islamisme un combat contre les musulmans, et dans les musulmans, les nouveaux damnés de la terre), et la gauche racialiste (qui divise le monde entre oppresseurs blancs et "racisés" offensés). Ces trois composantes se renforcent mutuellement. Même si les néoféministes ne sont pas toutes des adeptes du hidjab, par exemple, il y a comme un pacte politique : on se tient et on se soutient, quoiqu'il arrive. Ce qui m'épate, c'est que nous puissions être dupes de tout cela. Je repose la question : comment peut-on être féministe et ne pas défendre Mila ? Les évidences sont renversées. Les calculs et les pactes politiques de ces milieux-là démontrent une incroyable perversion de la pensée.
L'avocat Richard Malka, qui vient de publier sa plaidoirie du procès des attentats de janvier 2015, dit que vous êtes sa boussole... Avez-vous vocation à être une boussole ?
Est-ce que j'ai la tête d'une boussole ? (Elle rit). Il n'y a pas beaucoup de courageux comme Richard Malka. Je suis admirative de son courage et de sa façon de dire les choses comme il les pense. Les combattants contre l'intégrisme sont peu nombreux, et cela m'inquiète énormément. Il y a un affaissement dans nos réactions. Le seul réconfort que j'ai, comme une petite lumière, c'est quand je lis le manifeste du recteur de la Grande Mosquée de Paris, auquel je tiens à rendre un hommage tout particulier. Lui, c'est le valeureux parmi les valeureux. Si l'on avait plus de représentants comme Chems-Eddine Hafiz, appelant les Français musulmans à une réflexion sur la laïcité et contre l'islamisme politique, ce serait beaucoup plus efficace que tous les discours des non-musulmans. J'ai lu et relu son texte, et je voulais lui dire merci.
La mort de Samuel Paty a aussi révélé à quel point le fossé culturel était désormais grand entre le multiculturalisme anglo-saxon et la laïcité française. Des journaux comme le New York Times ou le Washington Post avaient alors accusé notre pays de mener une "répression contre les groupes musulmans"...
De grands journaux anglo-saxons, comme le New York Times, mais aussi français, comme Le Monde, ont de toute évidence adopté l'idéologie "woke" et intersectionnelle. Je peux imaginer que ces médias veulent s'allier une nouvelle génération très imprégnée de cette idéologie. Ils ont choisi leur camp, et probablement leurs jeunes lecteurs de demain aussi...
(1) Ce genre de comportement était notamment signalé dans une note confidentielle reçue par les cabinets du président de la République, du Premier ministre et du ministre de l'Education, en partie dévoilée en octobre 2018 par Europe 1.
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