Au début du mois de mars 2020, à une époque où le Covid ne faisait trembler personne en Allemagne, je suis allé me balader avec mon ami Lars. Nous parcourions les vastes pelouses du parc du Gleisdreieck, à Berlin, lorsque Lars m’a demandé sur quoi je travaillais en ce moment. “J’ai commencé un papier sur l’amitié, ai-je répondu. Je vais raconter comment notre rapport à l’amitié évolue au cours de notre vie. Bien sûr, je vais aborder le contexte propre au XXIe siècle : on est à la fois de moins en moins proches et de plus en plus connectés les uns aux autres. En quoi cela modifie-t-il nos amitiés ?”
“Mais qu’est-ce que l’amitié ?” m’a interrogé Lars.
J’ai soupiré : “Les Grecs se posaient déjà la question…
— Et qu’est-ce qu’ils en ont dit ?
— Quelque chose que je trouve très juste : les Grecs expliquent que l’amitié est une sorte de relation amoureuse. Ils distinguaient plusieurs formes d’amour : l’érôs, par exemple, l’amour physique, l’agapè, l’amour de l’humanité, ou encore la philia, l’amour pour un ami. Je pense que c’est effectivement de l’amour que l’on ressent pour nos véritables amis.
— Ça ne fait que déplacer le problème. Qu’est-ce que l’amour, et qu’est-ce que ça veut dire, aimer un ami ? Pourquoi aime-t-on une personne plutôt qu’une autre ?”
Très bonne question, mon cher Lars. Mais alors, l’amitié, qu’est-ce que c’est ?
Une relation que ne régit aucune règle
Notre fille avait 18 mois à peine lorsque nous l’avons inscrite à la crèche. Sur les photos de son tout premier jour, ma femme porte d’une main le petit cartable jaune qui contient gourde et goûter, et de l’autre elle tient la main de notre fille, qui trottine à ses côtés. Quand je regarde ce cliché, je me dis qu’elle était décidément très jeune. En presque deux années de crèche, ses amitiés – si on peut utiliser ce mot à cet âge-là – n’ont cessé d’évoluer. Au début, comme elle était très petite et mignonne, les grandes l’adoraient. Puis elle s’est mise à jouer principalement avec les enfants de son âge. Enfin, peu de temps avant que la crèche ne ferme à cause de la pandémie, elle a cessé de rester exclusivement avec certains enfants et a élargi son cercle à d’autres groupes. Le matin, elle se demandait avec qui elle avait envie de jouer dans la journée. L’éducatrice m’a expliqué qu’à cet âge-là les enfants décident de manière de plus en plus autonome qui ils veulent fréquenter.
Si l’on en croit les philosophes et les sociologues, c’est précisément là que réside la première condition de l’amitié, ou “interpénétration humaine”, selon l’étonnante formule de Niklas Luhmann [un grand sociologue allemand, spécialiste des systèmes sociaux, décédé en 1998]. La caractéristique essentielle de l’amitié, c’est donc l’autonomie. Une amitié authentique ne peut naître que d’un libre choix : cette idée revient dans toutes les tentatives de définition du concept depuis Aristote. Autrement dit, l’amitié se distingue des autres formes de relations car elle n’est régie par aucune règle.
Prenons les relations amoureuses, par exemple. Certains couples ont beau affirmer qu’ils sont aussi meilleurs amis, en réalité ils ne sont pas unis par des liens d’amitié, puisqu’ils vivent une relation physique. Dans la plupart des cas, ce type de rapport est régi par certaines valeurs, par des normes et des pratiques sociales – la monogamie, par exemple. La sexualité joue un rôle important, souvent politique d’ailleurs, puisqu’elle implique mariage, Pacs, communauté des biens, droit de garde…
En accord avec notre idéal moderne de liberté
On peut aussi se sentir extrêmement proche de son frère ou de sa sœur, c’est incontestable. La France, depuis la Révolution, ne revendique pas la liberté, l’égalité et l’amitié, mais bien la fraternité entre les citoyens, ce qui est peut-être plus fort encore. Cependant, c’est bien connu, on ne choisit pas sa famille. Deux frères peuvent très bien rester des étrangers l’un pour l’autre.
Le philosophe français Michel de Montaigne (1533-1592) voyait dans sa relation avec Étienne de La Boétie une amitié comme il n’en arrive qu’une fois par siècle. Pour Montaigne, l’autonomie était si importante en amitié qu’il en a fait le centre de ses réflexions sur le concept. La Boétie n’était ni son amant ni son frère, mais bien son ami. Pourquoi étaient-ils aussi proches ? “Parce que c’était lui, parce que c’était moi”, écrit Montaigne. Deux êtres peuvent donc être ensemble non pas à cause d’une norme extérieure ou de leur sexualité, ni parce qu’ils sont issus de la même famille, mais parce qu’ils s’accordent essentiellement. Une telle relation ne peut en aucun cas être imposée de l’extérieur. Elle est choisie.
Cette conception de l’amitié est particulièrement moderne. De toutes les formes de relations possibles, l’amitié est celle qui s’accorde le mieux avec notre idéal de liberté. Dans la société actuelle, affranchie – au moins dans son idéal – des contraintes liées au genre, à la religion et à nos origines sociales ou ethniques, l’amitié représente une forme singulière d’engagement sans conditions, de relation stable mais sans contrat. C’est peut-être pour cela que nous semblons y accorder plus d’importance qu’autrefois. En 2019, un institut de sondage a demandé à 23 000 Allemands ce qui comptait le plus dans la vie. Pour 85 % d’entre eux, il n’y avait rien de plus important que d‘“avoir de bons amis”. En deuxième position, “s’occuper de sa famille” (pour 81 % des sondés), puis “être heureux dans son couple” (75 %). La priorité, c’est donc l’amitié.
Éphémères amitiés d’enfance
Pour Aristote, la liberté de l’amitié repose non seulement sur l’absence de contraintes, mais également sur l’absence d’intérêt. Dans l’Éthique à Nicomaque, le philosophe distingue trois formes d’amitié : l’amitié fondée sur le plaisir, l’amitié guidée par l’intérêt et l’amitié pour elle-même. D’après le philosophe, seule la dernière est valable, l’amitié sincère. Car, contrairement aux deux autres, elle est désintéressée. La deuxième forme se retrouve souvent parmi les adultes : entre collègues de travail ou partenaires d’affaires, par exemple. Chez les jeunes, c’est l’amitié en vue du plaisir qui est la plus répandue, affirme Aristote. Mais quand l’amusement prend fin, elle s’éteint aussitôt.
Je pense à toi, Fabian. En CM1, nous nous sommes battus parce que, d’un coup sur ma main, tu avais fait tomber ma glace. Avant ça, tu étais mon meilleur ami, je me souviens d’avoir passé des après-midi entiers avec toi. Mais cet incident a tout bonnement brisé notre amitié. Elle gisait ensuite, pour citer l’écrivain Robert Musil, comme un miroir brisé entre nous. Aujourd’hui, il me semble que beaucoup de mes amitiés d’enfance étaient ainsi. Nous n’étions pas réellement proches. Nous pouvions nous amuser ensemble sans nous connaître vraiment, ni même nous apprécier. Nous ne nous connaissions probablement pas encore nous-mêmes.
Quand est-ce que les amitiés sincères ont vraiment commencé ?
En ligne, les purs confidents
Kevin Ho a 18 ans et il vit à Sacramento, en Californie. Sur la plateforme de vidéo TikTok, il est suivi par – tenez-vous bien – environ 3 000 personnes. En février 2020, il a posté une vidéo sur son compte, qui a reçu 75 000 “j’aime”. Elle a été vue des centaines de milliers de fois et a rapidement été partagée sur Twitter, Instagram et Reddit. Elle comptabilise au total plusieurs millions de clics. On y voit Kevin, un Asiatique brun et mince, sortir de chez lui et se mettre à courir, fou de joie, vers deux jeunes Noirs sur le trottoir d’en face. Il bondit vers eux, et tous les trois éclatent de rire : “Oh mon Dieu !, Oh mon Dieu !” s’exclament-ils en se serrant longuement dans les bras.
Il s’agit de la toute première rencontre physique entre Kevin et les deux garçons qu’il considère comme ses meilleurs amis, Matthew et Justin. “Je les connais depuis six ans. La première fois qu’on s’est parlé, on avait encore tous les trois nos voix d’enfants.” Lors de notre interview en appel vidéo sur Instagram, Kevin, actuellement en formation d’infirmier, m’explique comment il a rencontré les deux garçons grâce à un jeu en ligne. Il avait tout juste 13 ans. Un jour, chez eux, sa grande sœur jouait à Grand Theft Auto V sur PlayStation. Elle a interrompu sa partie pour donner un coup de main à leur mère. Kevin a alors attrapé le casque, l’a placé sur ses oreilles et a poursuivi la partie. Il a commencé à discuter avec le joueur dont l’avatar courait juste à côté de lui dans les rues de la ville fictive de Los Santos : Matthew. Ce dernier jouait depuis le Bronx, à New York. Son ami Justin l’a rapidement rejoint. Les trois garçons ont parcouru la ville virtuelle, y ont détruit des voitures et, surtout, ils se sont parlé.
Yoko Ono et John Lennon ont inventé le concept de bag society : une société dans laquelle tout le monde se baladerait avec un sac en papier kraft sur la tête. Que vous soyez beau ou laid, vieux ou jeune, noir ou blanc, tout cela n’aurait plus aucune importance : dans la bag society imaginée par le couple d’artistes, la seule chose qui compterait, dans une relation, serait la facilité à discuter avec l’autre. Le réseau de jeux vidéo grâce auquel Kevin s’est lié d’amitié avec Matthew et Justin est une sorte de bag society. “Je ne savais pas du tout à quoi ils ressemblaient, raconte Kevin, mais on jouait ensemble chaque jour après les cours. Nos personnages ont évolué ensemble, et, nous, nous avons grandi ensemble.” Comme ils ne se voyaient pas, il était plus facile de se dévoiler. “On parlait des filles, de l’école, de nos familles. C’était très facile de se confesser.” Se confesser, ce sont ses mots. Les trois garçons se confiaient les uns aux autres.
Irremplaçable présence physique
Si la vidéo TikTok de Kevin, Matthew et Justin a été tant partagée, c’est aussi parce que de nombreux jeunes de leur génération connaissent bien ce type d’amitié. Cet exemple a de quoi agacer ceux qui accusent Internet de ne pas pouvoir pallier les échanges en face-à-face. La psychologue américaine Sherry Turkle a inventé un concept pour décrire notre vie sociale contemporaine : “présence absente, absence présente”. D’après elle, nous sommes toujours absents lorsque nous passons du temps avec d’autres. Il n’est pas rare de voir des groupes d’amis où chacun a l’œil rivé sur son téléphone, et se trouve ainsi ailleurs, présent et absent à la fois, connecté à d’autres personnes, qui ne sont pas là. Sherry Turkle constate un appauvrissement, une sorte de dilution des relations humaines. Elle déplore un manque de communication, car, pour communiquer, nous devons accorder une attention pleine et physique à nos interlocuteurs.
Ces derniers mois, sa théorie a passé un test des plus intéressants : le Covid-19. À défaut de bar, de brunch ou de café, les amis ont commencé à se retrouver de manière virtuelle sur Zoom, WhatsApp ou FaceTime. Il y a [plusieurs mois], j’ai ainsi organisé une conférence Zoom avec mes amis Gabriel et Christian. Nous nous étions “donné rendez-vous pour un verre” : Gabriel sirotait un gin tonic sur son balcon, tandis que Christian buvait de l’eau dans son appartement et moi du vin rouge, chez moi.
“C’était pas mal, avons-nous jugé après coup. Mais pas génial non plus.” Une chose est sûre, ça ne valait pas de “vraies” retrouvailles. Nous avons dressé la liste de ce qui manquait : les gestes, les mimiques, les conversations qui se chevauchent. Certes, ce n’est pas tout à fait vrai, on peut très bien gesticuler ou hausser les sourcils devant un écran. Mais c’est moins fréquent, nous sommes plus avares de toutes ces démonstrations, comme si nous avions un peu honte de trop nous dévoiler devant cet écran, qui ne montre pourtant que des pixels. En fait, c’est la proximité qui nous manquait. La plupart des psychologues le confirment : si la présence physique de l’interlocuteur n’est pas indispensable, elle est irremplaçable.
Mais pas besoin d’habiter au même endroit
Pour cet article, j’aurais voulu interroger quelqu’un que le virus a complètement isolé de ses amis. Quelqu’un qui n’a aucun contact virtuel avec ses proches et pas de connexion Internet. De telles personnes existent sans doute, mais c’est une attitude visiblement marginale : en tout cas, je n’ai trouvé personne dans ce cas. Au contraire, ma belle-mère, qui vit dans un petit village, m’a raconté comment, dans les campagnes, les gens se sont mis au numérique. Comment, à cause du Covid, les septuagénaires qui n’avaient jamais déballé les smartphones offerts par leurs enfants ont eux aussi capitulé. “La souffrance [était] tellement forte que la plupart d’entre eux accueill[aient] désormais ces petites lueurs d’espoir avec gratitude”, analyse ma belle-mère, qui est psychothérapeute.
Avant la pandémie, cela dit, je n’avais pas d’échanges autres que numériques avec certains amis. Avec Sergio, par exemple, que j’ai rencontré en Angleterre pendant mes études, et qui ne vit plus en Europe depuis longtemps. Sa profession – anthropologue – l’a conduit vers les mers du Sud et les États-Unis, puis en Australie. Lorsqu’il vivait en Papouasie-Nouvelle-Guinée, je lui ai rendu visite sur son île déserte, le trajet avait duré presque une semaine. Nous nous étions donné rendez-vous dans une lettre – impensable aujourd’hui ! – et il m’avait donné par écrit toutes les indications nécessaires pour effectuer le voyage – très complexe. Quand je suis arrivé, il m’a regardé comme si j’étais un fantôme. Plus tard, nous nous sommes retrouvés à Berlin, à Madrid et à New York. La dernière fois, c’était lors d’un voyage au Mozambique. C’était il y a des années. Désormais, nous échangeons des messages sur WhatsApp, ponctués de quelques coups de téléphone. Pas besoin d’habiter au même endroit pour rester amis.
L’amitié, un acquis très récent
Pourquoi mes amis me rendent-ils si heureux ?
Wolfgang Krüger est psychothérapeute à Berlin. Depuis plusieurs dizaines d’années, il s’intéresse à l’amitié. Il a lu presque toutes les publications sur le sujet et a même écrit quelques livres. “L’homme a deux points faibles : la solitude et le manque de confiance en soi”, explique-t-il. Dans les deux cas, le meilleur remède est l’amitié. “Les amitiés solides permettent de gagner considérablement en confiance en soi. De nombreuses études l’ont démontré. On est plus heureux et en meilleure santé.”
J’ai demandé à Wolfgang Krüger à quoi ressemblait l’amitié autrefois. Ce concept est-il aussi ancien que l’humanité ? Pas vraiment, m’a-t-il répondu, l’amitié a longtemps été réservée aux classes supérieures et éduquées. Cela paraît logique : les serfs et les ouvriers n’avaient pas vraiment le luxe de passer du temps à bavarder sans rien faire. “Jusqu’au milieu du XXe siècle, la majeure partie de la population n’avait pas d’amis. C’était un fantasme : Winnetou et Old Shatterhand [les héros d’une série de romans allemands pour la jeunesse très célèbres outre-Rhin, inspirés des westerns et publiés entre 1875 et 1912], Patrocle et Achille, les chevaliers de la Table ronde. Le concept d’amitié a toujours existé et a même toujours été brandi comme quelque chose de quasi sacré. Mais il ne faisait pas partie du quotidien, qui était consacré à la famille et au collectif.” Il poursuit : “Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les membres de presque toutes les classes sociales ont des amis. On se raconte tout, sur le couple, la sexualité, l’argent. C’est devenu banal, on cherche à résoudre ensemble des problèmes tout à fait normaux. C’est un acquis très récent.”
Des affinitiés plus déterminées qu’il n’y paraît
Après mon entretien avec Wolfgang Krüger, un chiffre me reste à l’esprit : d’après le thérapeute, nous avons normalement un ou deux amis très proches. Spontanément, je dirais que j’en ai une dizaine. Mais je ne pense pas avoir de meilleur ami. Et je ne crois pas être celui de quelqu’un. Je ne sais pas trop quoi en penser. Ni du fait que presque tous mes amis sont des hommes.
Les psychologues considèrent que l’amitié s’exprime souvent différemment chez les femmes et chez les hommes. Les femmes préféreraient se retrouver à deux pour échanger, et les hommes pour vivre quelque chose ensemble. Personnellement, je préfère voir mes amis en bande, souvent dans un bar. D’ordinaire, nous parlons de tout sauf de nous. Il est rare que la discussion soit d’ordre personnel. Est-ce que cela signifie que nous ne sommes pas de vrais amis ?
Dans un essai sur “les neurosciences de l’amitié”, le chercheur espagnol José Ramón Alonso explique que l’adage vieux comme le monde selon lequel “qui se ressemble s’assemble” se vérifie d’un point de vue statistique. On retrouve bien plus de similitudes en termes d’âge, d’origine ethnique, de religion, de statut socio-économique, d’orientation politique et de niveau d’études entre deux amis qu’entre deux inconnus. Étonnamment, cette similarité va même jusqu’aux gènes. Les génomes de deux amis sont généralement plus proches que ceux de deux inconnus. Des études neurophysiologiques ont également montré que les amis conçoivent le monde de manière similaire. Nos amis ont non seulement un parcours semblable au nôtre, mais nous percevons aussi la vie de façon très proche. D’après José Ramón Alonso, les cerveaux d’amis réagissent de manière très similaire aux stimulus extérieurs. Il évoque notamment une étude au cours de laquelle des chercheurs ont montré des vidéos aux participants :
Les cerveaux d’amis réagissaient aux images de manière étonnamment similaire : les mêmes sautes d’attention, les mêmes marqueurs d’approbation, de rejet, d’ennui et de fatigue.”
Que nous reste-t-il alors des philosophes et de leurs idéaux de liberté ? Rien – nos choix sont fortement déterminés – et tout à la fois — ce que les neurosciences présentent comme une fatalité nous apparaît comme le bonheur de rencontres fortuites et du libre arbitre.
Un nouveau regard sur la vie ?
J’ai rencontré l’un de mes deux témoins de mariage lors d’une fête chez un ami commun. José Ramón Alonso dirait sans doute que c’est une situation favorable pour créer une relation forte, car le fait d’avoir un ami commun indique que nous partageons sans doute la même approche du monde. Ce soir-là, je me suis retrouvé assis à côté de lui par hasard, sans le connaître, et nous avons discuté. C’était un peu comme un coup de foudre, car nous avons eu envie de nous revoir. Cet été-là, dont je garde un souvenir merveilleux, nous avons passé presque toutes nos journées ensemble.
Et si Alonso affirmait que nous n’aimons en fait que nous-mêmes, que nous apprécions chez l’autre uniquement ce qui nous fait penser à nous ? Cette question me semble bien plus difficile à traiter. D’après le philosophe américain Willard Van Orman Quine, décédé en 2000, notre vie spirituelle se résume essentiellement à essayer d’étayer et de défendre au mieux nos propres convictions. Chaque réflexion, chaque lecture, chaque rencontre est guidée par le besoin de nous conforter dans nos opinions et d’écarter celles des autres.
Mon expérience de l’amitié est cependant bien différente. Chaque véritable amitié m’a permis de constater que le monde peut-être perçu d’une tout autre façon. Mes amis m’ont offert un nouveau regard sur la vie. Peut-être que Quine se trompe ? D’un autre côté, je n’ai pas d’ami nazi, pas de proches dont les opinions me répugnent. Peut-être que l’influence de mes amis sur ma vie n’est pas aussi forte que je le crois.
Les amis qui tombent à pic
Alors que j’effectuais des recherches pour cet article, j’ai rencontré une lectrice prénommée Annegret (elle ne souhaite pas que je donne son nom complet) au cours d’une soirée d’échange entre journalistes de Die Zeit et des abonnés au journal. Très vite – allez savoir pourquoi –, nous nous sommes lancés dans une grande discussion. Elle m’a raconté qu’elle était au chômage depuis longtemps [quatre ans], bien qu’elle ait autrefois mené une grande carrière. Comment ces difficultés professionnelles ont-elles influé sur ses amitiés ? Qui est là pour elle ? Nous avons convenu d’un second entretien.
“Jusqu’à 45 ans environ, je n’ai connu que des réussites professionnelles”, se souvient Annegret [qui a 62 ans]. Après des études d’anglais, elle a travaillé dans le marketing puis la publicité, des postes bien payés et très prisés. “Et puis, petit à petit, les choses se sont compliquées, l’entreprise a rencontré des difficultés, et j’ai manqué de chance.” Elle enchaîne les contrats courts et précaires. Juste avant de se retrouver au chômage, elle était l’assistante d’un chef d’équipe dans un bureau d’études. Il y régnait une ambiance toxique et déplaisante, mais le chef d’équipe, Klaus, était si gentil qu’Annegret le considérait comme un “collègue et ami”. La vie d’Annegret a alors tourné au cauchemar : au même moment, elle a perdu son emploi et son logement. Comment pourrait-elle retrouver un toit sans travail ni argent ? “Mon monde s’est écroulé, se souvient-elle, j’étais désespérée.”
Lorsqu’elle a expliqué sa situation à Klaus, il lui a répondu : “J’ai de l’argent de côté, que je veux investir. Cherche un appartement, je l’achète et tu seras ma locataire. Je veux juste rentrer dans mes frais, pas faire du profit grâce au loyer.” Annegret vit toujours dans l’appartement de Klaus. “Il a été ma bonne fée, se réjouit-elle. Nous sommes très différents, mais nous nous appelons deux à trois fois par an. C’est un très bon ami, au sens large. Je peux tout lui dire.”
“Je l’ai blessé, j’en souffre moi aussi”
Mais face au chômage d’Annegret, l’attitude de son entourage a parfois changé. Un jour, une de ses proches, employée dans un cabinet de consultants, a voulu lui donner de l’argent “pour les frais”. En lui parlant d’un projet d’achat immobilier, cette même personne lui a dit : “Je ne sais pas si je peux te dire le prix de la maison.” Son attitude a profondément blessé Annegret, au point qu’elle n’a plus envie de la revoir. “J’avais l’impression de me retrouver sous tutelle.” D’autres, en revanche, n’ont rien changé à leur comportement. Les bons amis ont prouvé qu’ils étaient de vrais amis. En me disant cela, Annegret a la voix chargée de joie et d’émotion.
Dans sa vie, elle n’a perdu qu’une seule amie proche. “Quand ma sœur est décédée d’un cancer, cette amie a disparu de la circulation. Elle n’est même pas venue à l’enterrement. Je suppose qu’elle ne savait pas comment réagir. J’ai réalisé qu’elle n’avait jamais été là pour moi dans les moments difficiles. Je la connaissais depuis quarante ans, elle était très présente dans ma vie, et puis d’un seul coup ç’a été fini.”
Il y a un peu plus de trois ans, j’ai moi aussi perdu mon plus vieil ami. Heureusement, il ne lui est rien arrivé de grave. Il a mis fin à notre amitié à cause d’une faute que j’ai commise et qu’il ne m’a pas pardonnée. Je les avais invités, lui et sa femme, à mon mariage civil, avant d’annuler l’invitation de sa femme, une décision très maladroite et superflue. C’était à cause du nombre d’invités, combien viendrait de mon côté, combien du côté de ma femme, ce genre de bêtises. J’ai commis une erreur, une indélicatesse stupide.
À l’époque, beaucoup de changements s’opéraient dans ma vie, auxquels j’avais du mal à m’habituer : le mariage, la grossesse de ma femme, un nouvel emploi, un déménagement. J’ai compris plus tard que mon ami, qui faisait face au même moment à plusieurs coups durs, ne s’était pas senti assez soutenu. Mon faux pas a été la goutte d’eau, ou plutôt le déluge, qui a fait déborder le vase. De temps en temps, je le croise dans la rue, mais il m’ignore. Mes tentatives pour renouer le lien se sont soldées par des échecs. À la douleur d’avoir perdu un ami s’ajoute un sentiment de honte, qui doit moins à ma maladresse qu’à l’idée qu’il ne m’estime pas digne de son amitié. Je l’ai blessé, et j’en souffre moi aussi.
C’est étrange : malgré la dispute, cette phrase – “Je l’ai blessé, et j’en souffre moi aussi” – me semble une très bonne définition de l’amitié. Elle implique une proximité telle avec l’autre que chacun de ses malheurs nous fait aussi du mal. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai de la peine pour mon ancien camarade : lui aussi a perdu un ami.
Jusqu’à ce que la mort les sépare
Il est rare que les amitiés se brisent ainsi. En général, elles disparaissent, elles s’effilochent. Les statistiques montrent qu’après 25 ans, nous avons de moins en moins d’amis. Cela n’a rien d’étonnant : la famille, le travail s’interposent entre nous et nos amis. Certains restent tout de même à nos côtés. La confiance et l’intimité grandissent alors au fil des ans. Lorsque tout se passe bien, l’amitié ressemble à une partie de badminton sans fin, où le volant plane dans les airs sans presque jamais tomber à terre. Les joueurs se déplacent en chœur, chacun connaît la souplesse et les déplacements de l’autre, sait les évaluer pour adapter ses propres mouvements. Lorsque vient le soir, on interrompt la partie, pour la reprendre plus tard – le lendemain, un mois ou un an après – avec la même facilité.
Tous les couples se posent inévitablement la question : voudrais-tu que je meure avant ou après toi ? La mort est inéluctable. Qu’en est-il pour les amis ? Souhaitons-nous partir avant eux ? Je me souviens du chagrin de ma grand-mère, qui a vu s’en aller toutes ses amies, chaque décès venant lui rappeler que la fin approchait. Pour l’instant, je ne peux qu’imaginer la douleur de ce deuil, mais je ne pourrai pas y échapper éternellement, et cette pensée me révolte.
Au fil de mes lectures sur l’amitié, j’ai croisé la route du philosophe David Hume, qui, dans l’un de ses textes, érige la mort et la séparation en preuve de l’amitié sincère. Dans son Enquête sur les principes de la morale, il expose l’idée largement répandue selon laquelle toutes les relations humaines sont guidées par l’intérêt particulier de chacun. Toutefois, d’après lui, l’amitié sincère est la preuve d’“une bienveillance gratuite qui existe dans l’homme, sans qu’un intérêt réel nous attache à l’objet de notre amitié”. C’est-à-dire ?
Récemment, une employée d’un hôpital pour enfants m’a raconté l’histoire d’une jeune fille, une adolescente gravement atteinte d’un cancer, contre lequel elle se bat depuis plusieurs années. Aujourd’hui, le combat touche à sa fin, et le cancer semble sur le point de l’emporter. Mais lorsque la maladie le lui permet, la jeune fille prépare une sorte de journal intime dont les dates s’étendent loin dans le futur, vers les semaines et les mois de l’année à venir, qu’elle ne verra pas elle-même. Le journal est un cadeau pour sa meilleure amie, qui veut entreprendre un long voyage après le lycée. La jeune fille ne verra jamais les villes et les paysages lointains que son amie va découvrir. Parfois, elle est emplie d’une rage impuissante, contre la maladie et le destin. Mais elle prépare le journal pour son amie, le remplit de dessins, fait commencer chaque mois par une page spéciale, invente des questionnaires qui aideront son amie à réfléchir sur ce qu’elle vit.
Cette histoire, me semble-t-il, illustre parfaitement l’existence d’“une bienveillance gratuite qui existe dans l’homme”, à laquelle nous avons tous envie de croire. D’après Hume, l’amitié révèle la capacité humaine à l’abnégation – une capacité remarquable et qui mérite réflexion. “Ne désirons-nous plus le bonheur d’un ami quand l’absence ou la mort nous empêchent de le partager ?” écrivait-il. Si Hume a raison, alors on peut le dire : la véritable amitié – l’amour sincère – survit même à la mort.
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