Ce n’est pas faire affront au prince Philip, décédé [le 9 avril] à l’âge de 99 ans, de dire qu’il n’a jamais été autre chose qu’un figurant dans le spectacle de la monarchie. Un rôle dans lequel il excellait. Choisi dans les rangs plus humbles de la royauté européenne comme conjoint “convenable” pour une reine, il s’est révélé être le candidat idéal. Neveu du roi de Grèce, il a endossé le rôle qui lui était assigné comme s’il était né pour ça. Il avait servi pendant la guerre, mais quand son épouse est montée sur le trône, en 1952, il a renoncé à sa carrière d’officier de marine. Il était présenté comme le prince consort, mais, en réalité, il n’en avait pas le titre, contrairement au prince Albert, mari de la reine Victoria.

Dans les années 1950, la monarchie n’était pas confrontée à une crise, mais à des questions inévitables pour une institution si archaïque dans un État récemment traumatisé par la guerre et transformé par un Parlement socialiste. La Chambre des communes était alors atteinte par le virus, certes modeste, du républicanisme. L’après-guerre était synonyme autant de modernité que d’austérité. La monarchie était encore meurtrie par l’abdication contrainte et forcée de l’oncle de la reine, Édouard VIII, même si la conduite exemplaire de son père, Georges VI, pendant la guerre en avait en partie atténué l’impact. Quoi qu’il en soit, la monarchie n’avait guère besoin d’ennuis supplémentaires.

Éblouissants mais distants, la jeune reine et son époux ont fait irruption sur une scène morose. À chaque instant, Philip était présent, toujours à deux pas derrière elle, ce qui en était presque comique, les mains fermement serrées dans le dos. Doué d’un esprit aussi vif que celui de sa femme, il ne se dévoilait que rarement. Il lui est arrivé parfois de se laisser aller à des réflexions laconiques dépourvues de tact, mais cela ne faisait que rappeler qu’il était bien vivant.

La modernité, cependant, leur faisait signe. Si l’histoire leur recommandait la prudence, l’heure était apparemment au changement. Dans les années 1960, le jeune couple de désormais trentenaires a pris le pari d’exposer sa famille à la télévision, métamorphosant ce qui avait été une monarchie inaccessible et impersonnelle en une nouvelle entité constitutionnelle, une “famille royale”.

La fin du mythe

Les caméras ont été invitées à partager des vacances royales à Balmoral. Peu à peu, la télévision a pris une place croissante dans leur existence, jusqu’à une sorte d’apogée, tout un documentaire pris sur le vif, intitulé Royal Family. C’était le portrait d’une famille théoriquement banale, au travail et dans ses loisirs. Diffusé en 1969, il a été suivi par plus de 30 millions de Britanniques. Beaucoup ont eu le sentiment que, comme l’avait espéré Philip, cela avait mis fin au mythe de la royauté. D’autres ont au contraire redouté qu’ils aient ainsi pris le risque de “tuer la monarchie”.

La diffusion a été rapidement suivie d’un film sur l’étrange investiture en tant que prince de Galles du prince Charles et qui dépeignait cette fois une famille tout sauf ordinaire, et plutôt bizarre, en fait. Depuis les années 1970, la reine a refusé que le documentaire Royal Family soit rediffusé.

Il était impossible de revenir en arrière. Alors que les autres familles royales qui existaient encore en Europe s’effaçaient paisiblement dans le décor et menaient des vies normales, celle de Grande-Bretagne s’est retrouvée propulsée à l’ère des célébrités. Environ une dizaine de “membres” putatifs percevaient des émoluments et accomplissaient leur devoir public. En grandissant, les enfants ont vu la moindre facette de leur croissance passée à la loupe, acné juvénile comprise. Ce qui allait parfois se révéler des plus douloureux pour la reine et Philip. On ne sait à quel point la souveraine, toujours discrète, a reproché à son mari la tournure prise par les événements. En revanche, une chose est sûre, si le but de ce pari était d’assurer la survie de la monarchie, c’est une réussite.

Un rôle qui ne demande pas d’être efficace, mais digne

Un monarque constitutionnel doit être une énigme, et son conjoint l’énigme d’une énigme. Se devant d’être au-dessus du jeu politique et de toute controverse, les deux partenaires doivent s’efforcer d’incarner la nation sous toutes ses formes. Comme le disait Edmund Burke, c’est un travail qui ne nécessite pas d’être “efficace” mais “digne”, un rôle d’acteur dans une pièce écrite par l’histoire, avec tout l’équipage seyant à une personnalité d’État.

L’existence du prince Philip était donc perpétuellement prisonnière de ces limbes où chacun de ses gestes et la moindre de ses remarques rejaillissaient sur l’image de sa femme. Il n’a profité d’aucune des faveurs accordées à plusieurs de ses prédécesseurs. Ainsi, le prince Albert, mari de la reine Victoria, avait été fait prince consort à la demande de son épouse. Il recevait des documents du gouvernement et se tenait au côté de la reine dans toutes ses tâches, publiques et privées.

Le prince Philip a dû ressentir une immense frustration, laquelle ne transparaissait toutefois que rarement dans des conversations avec des proches indiscrets. Sa colère ne dépassait pas des remarques telles que :

Je ne suis pas plus qu’une fichue amibe.”

Les diverses rumeurs concernant son comportement sexiste n’ont jamais été prouvées. Et les insinuations portées en ce sens par la fiction qu’est la série The Crown ont été méticuleusement démontées par le biographe royal Hugo Vickers.

En 1952, la reine avait veillé à ce que la régence soit assurée par le prince Philip, et non sa propre sœur Margaret, au cas où elle mourrait alors que le prince Charles était encore enfant. Le prince Philip n’assistait toutefois pas aux audiences royales et ne recevait pas de documents du gouvernement. Ce n’était pas à lui que revenait la célèbre charge du monarque devant “conseiller et mettre en garde” les responsables élus du gouvernement.

Pourtant, Philip avait une idée bien arrêtée sur le prestige de la couronne. En 1969, au Canada, lors d’une conférence de presse, il affirmait que celle-ci existait non pas pour elle-même, mais pour le peuple :

Si à un moment donné, un peuple quel qu’il soit décide que ce régime est inacceptable, alors c’est à lui d’en changer.”

Il a gardé le silence pendant la rude épreuve qu’a été pour la reine l’annus horribilis (1992), ainsi qu’à la mort de Diana en 1997. Tout se passait comme si la monarchie, accablée par la malchance et la mauvaise publicité, s’était retranchée derrière le protocole, affichant un visage impassible et ennuyeux.

Hors de l’arène politique

La monarchie héréditaire garde la faveur de six autres pays du nord de l’Europe, tous démocratiques. Comme l’a écrit le constitutionnaliste Vernon Bogdanor, “une monarchie constitutionnelle règle indiscutablement la question fondamentale de savoir qui doit être à la tête du pays, en plaçant le chef de l’État en dehors du combat politique. Ce faisant, seule une telle monarchie peut représenter l’ensemble de la nation d’une manière satisfaisante sur le plan affectif.”

Pour Bogdanor, un monarque est presque un mannequin dans une vitrine. Mais à l’heure actuelle, quand on la compare à d’autres aspects de la Constitution [non écrite] britannique, cette institution semble être ce qui fonctionne le mieux, ce qui nécessite le moins d’être réparé.

La personne de Philip s’inscrivait parfaitement dans cette logique protocolaire. Il parcourait le globe, épaulant sa femme dans un boulot d’une monotonie achevée. Pas de liaisons scandaleuses, pas d’associés douteux, pas d’absences ou de retrait par rapport à la vie de la cour. Il semblait authentiquement amoureux de la reine – un amour réciproque, même si leur idylle n’était guère démonstrative. Il était là, tout simplement : un roc pour une épouse travailleuse, un homme assez moderne, somme toute.