Les États-Unis ont connu un grand nombre d’épisodes de violence politique beaucoup plus sanglants et destructeurs que ce qui s’est passé au Capitole à l’incitation de Donald Trump le 6 janvier.
Or ce sinistre passé, sur lequel ont travaillé tant d’historiens, est manifestement oublié si l’on en juge par les commentaires au lendemain de l’invasion du Congrès par des émeutiers. Les spécialistes se sont succédé pour répéter que ce carnage était une aberration, qu’il ne représentait “pas ce que nous sommes” en tant que peuple.
Amnésie délibérée
Cette amnésie délibérée – associée au mythe de l’innocence américaine – est dangereuse. Pour commencer, elle a poussé beaucoup d’Américains à considérer les revendications du président, qui affirme qu’il a remporté l’élection, et le soutien qu’il accorde en même temps à l’extrême droite comme des gesticulations politiques qui disparaîtront dès l’investiture de Joe Biden.
“Trump sera bientôt parti”, se dit-on. Cependant, il s’avère que les républicains du Congrès qui ont joué à ce jeu-là ont encouragé les émeutiers à gober la fiction qui veut que Trump ait été spolié de sa victoire. L’invasion du Capitole qui en a résulté – qui a causé la mort de cinq personnes – prouve sans ambiguïté que la violence politique est bien un baril de poudre qui n’attend qu’un démagogue comme Trump pour le faire sauter.
Relents sudistes
Les circonstances qui ont abouti au saccage du Capitole rappellent le XIXe siècle, quand les sudistes ont mis fin à la période d’autodétermination des Noirs dite de la Reconstruction et imposé le règne de la tyrannie raciale. En novembre, au moment de l’élection, Trump s’est fait l’écho des suprémacistes blancs sudistes de cette époque quand il a assuré à tort que les villes majoritairement noires avaient été le théâtre d’une fraude à grande échelle.
Ce mois-ci, une coalition de sénateurs républicains emmenés par le Texan Ted Cruz a agité ce spectre historique sanglant quand elle a réitéré ce mensonge au sujet de la fraude et exigé que le Congrès crée une commission afin de revenir sur l’élection de 2020.
Cruz a cité le précédent d’une commission mise en place pour statuer sur l’élection de 1876, ce qui est inapproprié. À l’époque, il n’y avait pas eu de vainqueur net. Certains États avaient transmis des résultats multiples, une série pour le républicain Rutherford B. Hayes et une série pour le démocrate Samuel J. Tilden.
La malhonnêteté du sénateur Ted Cruz
L’analogie établie par Cruz est d’une malhonnêteté criante, sachant qu’aujourd’hui il n’y a aucun litige valide sur le résultat du scrutin. Mais en évoquant 1876, le sénateur a sans le vouloir pointé du doigt le fait que les pratiques de suppression d’électeurs auxquels s’adonne le Parti républicain ne datent pas d’hier. L’élection de 1876 a été sévèrement entachée par des violences et des campagnes d’intimidation. Avant l’échéance, des organisations blanches ont terrorisé les Africains-Américains dans tout le Sud. À Hamburg, en Caroline du Sud, “des centaines de Blancs armés, de Caroline du Sud et de la Géorgie voisine, ont déferlé sur la ville et mis à sac les maisons et les commerces des Noirs.”
Le gouvernement fédéral a fini par retirer les troupes déployées pour protéger les droits des Noirs dans le Sud. Ce qui a ouvert la voie à [la ségrégation], un système d’esclavage qui ne disait pas son nom et a perduré jusqu’au vote de la loi sur les droits civiques en 1964 et sur le droit de vote de 1965.
Le précédent du massacre de Tulsa
Les journées qui ont précédé l’invasion du Capitole font également penser au coup d’État méticuleusement préparé contre la mairie de Wilmington, en Caroline du Nord, en 1898. Des suprémacistes blancs y ont renversé la municipalité, élue grâce à une alliance qui regroupait des Africains-Américains et des progressistes blancs.
Comme l’indiquent les historiens Richard Hofstadter et Michael Wallace, des unités de l’armée sont arrivées à Wilmington pour épauler le nouveau régime. On ne sait pas combien de citoyens noirs ont été tués, et des habitants célèbres de Wilmington en ont été bannis. Comme au Capitole le 6 janvier, les émeutiers ont veillé à faire taire les journalistes qui s’étaient opposés à la vague montante du racisme.
Les suprémacistes blanc ont fini par prendre le contrôle de l’État, ce qui a signé la fin de la participation des Noirs à la vie politique locale. Compte tenu d’une telle histoire, ce n’est évidemment pas un hasard si la Caroline du Nord reste un champ de bataille où les Africains-Américains continuent de devoir lutter contre les effets du redécoupage des circonscriptions et d’autres formes de suppression des électeurs.
Ces agressions violentes contre l’autodétermination des Noirs se sont poursuivies au XXe siècle. Parfois ouvertement commises pour détruire le pouvoir électoral noir, elles servaient tout aussi souvent à briser l’indépendance économique de la communauté noire en détruisant leurs maisons et entreprises.
Le massacre de Tulsa, en 1921 dans l’Oklahoma, en est l’exemple le plus frappant. Des émeutiers blancs se sont déchaînés, avec en partie la complicité de la police, s’adonnant à une orgie de meurtres et réduisant en cendres l’enclave noire de Greenwood, anéantissant le quartier d’affaires prospère surnommé le Wall Street noir.
Le Capitole ravagé
Comme l’indiquait l’historien Jelani Cobb dans The New Yorker deux mois avant l’élection, l’Amérique a plus souvent délibérément fermé les yeux sur les violences qui avaient pour but d’empiéter sur le droit de vote des Noirs qu’elle n’a défendu les électeurs africains-américains.
Si le public a tendance à considérer les cas de violence électorale “comme figés dans le passé”, écrivait-il, “les historiens, eux, les voient plutôt comme les météorologistes considèrent les ouragans : comme un résultat prévisible quand des variables identifiables se conjuguent”.
La prise d’assaut du Capitole est la conséquence de ce qui l’a précédée. Elle succède à une campagne extrêmement racialisée menée par un président qui a décrit à tort les villes africaines-américaines comme des foyers de fraude électorale, se conciliant du même coup les suprémacistes blancs.
Les républicains qui souscrivent à cette stratégie toxique doivent être tenus pour responsables du chaos qu’elle engendre. S’ils veulent savoir à quoi ils doivent se préparer, qu’ils contemplent donc le Capitole ravagé.
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