09/08/2020

La dérive de la Chine, hyperpuissance de plus en plus décomplexée

Une ville-monde vient de mourir sous nos yeux. Hong Kong était la métropole la plus éclatante, la plus captivante d’Asie, née d’une longue fréquentation croisée entre l’Orient et l’Occident. L’épée de Damoclès, qui la menaçait depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, est finalement tombée.

Dépouillée de son autonomie, de ses libertés et institutions démocratiques, ligotée par une loi dite « de sécurité nationale », l’ex-colonie britannique est entrée en glaciation. Des partis, des clubs d’étudiants, des ONG de soutien aux manifestants, qui avaient concouru à l’effervescence démocratique de l’année écoulée, se sont autosabordés, de crainte que leurs membres ne soient emmenés par les barbouzes de la nouvelle Agence de Sécurité nationale, interrogés hors de toute procédure légale, jugés et condamnés par un tribunal quelconque sur le continent chinois.
Les « crimes » énumérés dans le texte de loi – sécession, subversion, terrorisme, collusion avec les forces étrangères – sont définis en termes tellement vagues qu’une foule d’activités peuvent tomber sous leur coup.
C’est le cas de l’enseignement. Chaque mot émis par un prof peut être retenu contre lui – ses cours, les devoirs qu’il donne à faire, les copies qu’il corrige, mais aussi tout ce qu’il poste sur les réseaux sociaux. La loi charge en effet le Bureau de l’Education de surveiller strictement les établissements, y compris les écoles privées religieuses, d’expurger les manuels scolaires de « tout ce qui pourrait pousser à commettre des actes portant atteinte à la sécurité nationale » et de veiller à ce que les élèves ne soient exposés à aucun « discours de haine visant le gouvernement, ou la police ». Une dénonciation anonyme suffit à déclencher une enquête contre un enseignant et peut se solder par un licenciement.
La même « terreur blanche » s’est abattue sur les entreprises, où chacun surveille son langage et redoute les mouchards. La délation, qui permet de purger les « virus politiques », est encouragée par les autorités. Tiffany, Hongkongaise de 25 ans qui étudie le management à Paris, soupire :
« Ce qui nous arrive est d’une violence inouïe. On pense à la Révolution culturelle ou à l’époque stalinienne, quand les enfants espionnaient leurs parents, quand la femme dénonçait le mari… Ou à Berlin-Est, qui s’est réveillé un matin d’août 1961 derrière un mur érigé pendant la nuit. Ou à Prague, tombé aux mains des parachutistes soviétiques en 1968. Cinquante ans plus tard, c’est à notre tour de nous réveiller derrière le rideau de fer… »

Cyberattaques, campagne de « dénigrement diplomatique », escalade verbale

C’est pour régler une fois pour toutes la question irritante des manifestations monstres qui ont secoué Hong Kong depuis le printemps 2019 et embarrassé les potentats de Pékin que la loi a été imposée. Mais cette « option nucléaire » était-elle la seule solution ? Pourquoi avoir choisi de « débrancher » cette plate-forme financière, la première d’Asie, par où transitaient 60 % des investissements (entrants et sortants) de la République populaire ?
Et pourquoi, quelques jours plus tard, Pékin a-t-il mis subitement fin à des décennies de rapports plutôt pacifiés avec l’Inde, en fomentant un violent accrochage sur la frontière du Ladakh, à coups de gourdins cloutés qui ont fait couler le sang pour la première fois depuis quarante ans ?
Pourquoi, alors que la tension était en train de retomber, la Chine a-t-elle soudain allumé un second incendie à l’autre bout de la chaîne himalayenne, en réclamant une portion du minuscule Etat du Bhoutan, allié de l’Inde ? Pourquoi, le 30 mars, une flottille de bâtiments de sa « milice maritime » a-t-elle éperonné un destroyer japonais dans les eaux japonaises ? Pourquoi un de ses innombrables vaisseaux garde-côtes a-t-il coulé un bateau de pêche vietnamien le 2 avril ? Pourquoi ses navires ont-ils pénétré dans les eaux indonésiennes ? Malaises ? Philippines ? Pourquoi a-t-elle envoyé un de ses porte-avions longer les côtes de Taïwan par deux fois le mois dernier ?
Manifestation antichinoise, le 17 juin, à Allahabad (Uttar Pradesh), à la suite de violents affrontements à la frontière du Ladakh qui ont causé la mort de 20 soldats indiens. (SANJAY KANOJIA/AFP)
Manifestation antichinoise, le 17 juin, à Allahabad (Uttar Pradesh), à la suite de violents affrontements à la frontière du Ladakh qui ont causé la mort de 20 soldats indiens. (SANJAY KANOJIA/AFP)
Pourquoi diable la Chine fait-elle preuve d’une telle acrimonie sur tant de fronts à la fois ? Ses agressions ne se cantonnent pas au plan militaire. Elle a lancé des cyberattaques contre les serveurs gouvernementaux et les entreprises australiennes, contre les hôpitaux et les labos européens engagés dans la recherche d’un vaccin contre le Covid-19. Elle a déclenché une campagne de « dénigrement diplomatique » inouïe contre l’Australie, mais aussi les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la France, et d’autres. Sans parler de la détérioration dramatique de ses rapports avec les Etats-Unis, accompagnée d’une escalade verbale extrêmement virulente…
Valérie Niquet, responsable du pôle Asie à la Fondation pour la Recherche stratégique, analyse :
« On assiste à une affirmation de force assez délirante, dont on ne voit pas le bénéfice en termes de gain de puissance. C’est même contre-productif, quand on constate l’effet sur l’Inde, jusqu’ici très prudente face à la Chine : tout le personnel politique a été mortifié par ces heurts frontaliers, et exige désormais du Premier ministre Modi une attitude plus énergique. » L’Inde vient d’ailleurs de bloquer 59 applications chinoises, dont WeChat et le plus gros succès à l’export de l’industrie digitale chinoise, TikTok, qui a ainsi perdu un tiers de son marché.

L’entreprise génocidaire contre la minorité ouïgoure

En interne aussi, Pékin se montre intraitable. Il vient d’inculper d’espionnage deux citoyens canadiens innocents qui croupissent en prison depuis décembre 2018, otages de la rétorsion chinoise à l’arrestation par le Canada de l’héritière de Huawei.
Le Parti-Etat continue de sévir contre des avocats ou des journalistes trop critiques, de détruire les lieux de culte par dizaines. Et malgré les protestations de plus en plus indignées du monde, la Chine poursuit inexorablement l’entreprise génocidaire lancée en 2017 contre la minorité ouïgoure au prétexte de la lutte contre le terrorisme. L’historien François Godement s’exclame :
« Nous voyons le régime changer de nature sous nos yeux, virer vers un nationalisme extrême, raciste, voire fasciste, à un degré qu’on n’aurait jamais imaginé. On se pince ! On n’arrive pas à croire qu’une puissance aussi considérable, dont l’économie est si intimement intégrée à la nôtre, connaisse une telle évolution… »

Etrange et menaçante, manipulatrice et arrogante

Stupéfaction. Consternation. C’est le sentiment partagé par tous les spécialistes de la Chine, et par l’ensemble de la planète, élites et opinions publiques confondues, qui découvrent soudain le vrai visage d’une hyperpuissance étrange et menaçante, manipulatrice et arrogante, très différente de l’image reçue d’un pays travailleur, frugal, et quelque peu effacé sur la scène mondiale.
Il est vrai que le Covid est passé par là, faisant déciller les yeux et évaporer les illusions. Lors du désastre nucléaire de Fukushima en 2011, le Japon avait autorisé l’Agence internationale de l’Energie atomique à mener une enquête approfondie, et pleinement assumé sa responsabilité dans la catastrophe. La Chine, elle, refusera d’abord obstinément l’idée même d’une enquête sur le coronavirus. Elle ne s’y résoudra qu’in extremis, sous la pression d’une centaine de pays membres de l’OMS. Encore exigera-t-elle d’attendre que la pandémie soit « sous contrôle », et que la mission soit confiée au directeur général de l’OMS, pourtant décrédibilisé par sa docilité vis-à-vis de Pékin. A ce jour, nous sommes très loin d’avoir une information transparente et sincère sur les conditions qui ont permis au cluster originel de Wuhan d’accoucher d’une pandémie meurtrière.
Xi Jinping lors de la séance de clôture de l’Assemblée populaire nationale, à Pékin, le 28 mai. Les images sont retransmises sur l’écran géant d’un centre commercial. (TINGSHU WANG / REUTERS)
Xi Jinping lors de la séance de clôture de l’Assemblée populaire nationale, à Pékin, le 28 mai. Les images sont retransmises sur l’écran géant d’un centre commercial. (TINGSHU WANG / REUTERS)
Les séquences suivantes n’ont fait que renforcer l’incompréhension. La lamentable « diplomatie des masques » orchestrée pour faire apparaître la Chine comme la bienfaitrice de l’humanité. Les tentatives ahurissantes de désinformation, comme l’idée improbable de faire porter la responsabilité du Covid-19 aux Etats-Unis. Ou, carrément indécente, à l’Italie, au moment où cette dernière était si cruellement frappée.
L’entreprise de démolition des démocraties, qualifiées d’« égoïstes, inefficaces et dépassées » au regard d’une Chine décrite comme un modèle de performance et de générosité… Cette accumulation d’actions déconcertantes et perverses, loin de redorer le blason de la Chine, a eu pour effet de le ternir encore plus.
Le monde post-Covid ne sera plus le même pour personne, et encore moins pour la Chine. La prise de conscience du degré extrême de notre dépendance ne peut que remettre en question la globalisation.
De nombreux pays sont déjà en train de relocaliser ou de « diversifier », en direction de pays plus proches ou plus fiables, les fameuses « chaînes de valeur globale » dont nous avons découvert à quel point elles étaient devenues le monopole de l’« usine du monde ». La Chine, qui a tant profité de la mondialisation, devra à coup sûr revoir sa place dans le concert des nations.

Rigidité idéologique et autoritarisme

Mais le pourra-t-elle ? Minxin Pei, professeur d’études gouvernementales au Claremont McKenna College (Californie), note :
« Il est paradoxal que ce régime, qui a étudié de façon obsessionnelle la chute de l’URSS pour s’éviter un destin analogue, soit en train de répéter les mêmes erreurs que les Soviétiques. »Tout comme le Kremlin s’était accroché à ses stratégies sclérosées, la Chine de Xi Jinping est prisonnière de ses choix, même les plus désastreux. Ainsi, elle a opté pour une surveillance généralisée de la société − qui génère aujourd’hui un fort mécontentement ; pour la prééminence des entreprises d’Etat − dont l’inefficacité fragilise visiblement l’économie ; ou encore pour la concentration totale du pouvoir dans les mains d’un seul − ce qui a pour effet d’isoler l’homme fort et lui fait commettre des erreurs.
Or Xi Jinping ne veut, ni ne peut redresser la barre. Et c’est ainsi, explique Pei, qu’un régime qui a dû son essor il y a quarante ans à son pragmatisme et sa flexibilité, s’enfonce aujourd’hui dans la rigidité idéologique et dérive vers le totalitarisme. Ce faisant, il creuse les dissensions au sein de l’appareil, sapant encore plus la résilience du Parti.

L’identité han supérieure à toute autre identité

Il y a à peine une décennie, le PC chinois était composé de courants variés traversés par des débats multiples, influant sur les décisions prises de façon collégiale. Ce Parti-là n’est plus. Xi Jinping a instauré un Parti qui fait plutôt penser à une machine primitive mais énorme, vouée au service d’un homme animé d’une vision bien précise.
Quelle est cette vision ? Le journaliste François Bougon, auteur de « Dans la tête de Xi Jinping » (chez Actes Sud, en 2017), analyse :
« C’est un projet ethnonationaliste, construit autour de l’identité han vue comme la quintessence de la Chine, supérieure aux autres identités ethniques de la Chine tibétaine, mongole, ouïgoure… – et au fond supérieure à toute autre identité. Il a une vision messianique du Parti et de son propre rôle : sa mission est de remettre cette Chine han au centre du monde. Pour cela, il faut réaliser le projet impérialiste qu’il appelle “rêve chinois” : sécuriser les colonies internes où sont parquées les minorités ethniques et pousser la colonisation du monde en externe. » D’où la mise en captivité des Ouïgours et des Tibétains d’une part, l’extension tentaculaire des routes de la Soie d’autre part.
Mais le rêve chinois n’est peut-être que cela : un rêve. Confronté à l’essoufflement historique de son modèle économique et à son cortège de périls mortels − chômage de masse, baisse des revenus, désaffection des classes moyennes, colère des plus pauvres, etc. − la tentation est grande de se tourner vers les sirènes du nationalisme et de l’aventure militaire. Le politologue François Heisbourg, auteur du « Temps des prédateurs » (chez Odile Jacob, en 2020), remarque :
« Cette agressivité tous azimuts, c’est le signe à mon sens d’une fuite en avant. Celle-ci est assez calculée − il y a les pics de tension, et il y a les moments de pause − mais reste néanmoins préoccupante ».La Chine, qui a multiplié le niveau de vie de ses habitants par 30 en quarante ans, est en effet devenue une hyperpuissance. Le politologue ajoute :
« Elle pense que son heure est venue. Elle n’a plus que faire des compromis auxquels elle a souscrit quand elle était une naine, ni du cadre stratégique partagé lors de son entrée à l’ONU. » Conséquence ? Une puissance de type impérial, qui traitera ses voisins, Europe comprise, comme des Etats tributaires. De la même manière que la dynastie Ming. Ou l’Allemagne de Guillaume II à la veille de la Première Guerre mondiale. Ou le Japon de 1930, à la veille de la Seconde. Heisbourg ne croit pas pour autant qu’il faut jeter l’éponge : « L’Europe a peut-être les moyens d’échapper à cet iceberg. Mais il faudrait qu’elle commence par ouvrir les yeux. »
Les Ouïgours, victimes d’une entreprise génocidaire
Des documents officiels, étudiés par le chercheur allemand Adrian Zenz, et publiés fin juin, révèlent l’ampleur d’une campagne d’avortements et de stérilisation forcés des femmes ouïgoures. Menées par les autorités locales, ces campagnes visent à limiter de façon drastique la natalité au sein de cette population – ce qu’Adrian Zenz appelle une stratégie de « dilution ethnique ». Toute femme qui cherche à se soustraire à ces actes peut être envoyée en camp de concentration. Et inversement toutes celles qui sont enfermées dans les camps subissent ces actes chirurgicaux sans en être informées. Le résultat est une chute exceptionnelle, de plus de 60 %, des naissances dans les régions habitées par les Ouïgours – pour 4,2 % en moyenne dans l’ensemble du pays.
Des prisonniers ouïgours sur le quai d’une gare, dans le Xinjiang. Extrait d’une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux en 2019. (WAR ON FEAR)
Des prisonniers ouïgours sur le quai d’une gare, dans le Xinjiang. Extrait d’une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux en 2019. (WAR ON FEAR)
La Chine a entrepris en 2017, sous prétexte de lutte contre le terrorisme islamiste, d’enfermer dans des camps de concentration une fraction importante de la population ouïgoure du Xinjiang – au moins un million de personnes, sur un total de dix millions. Elle continue de soumettre les membres de cette communauté à des traitements abusifs. Travail forcé, souvent après transfert dans les provinces orientales. Placement de nombreux enfants dans des « pensionnats et jardins d’enfants » entourés de barbelés, où ils reçoivent une éducation exclusivement en langue chinoise. Organisation de mariages mixtes entre femmes ouïgoures et hommes han, etc.
Plusieurs de ces mesures correspondent à la définition du génocide selon la Convention de l’ONU – « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ». La France vient pour la première fois de condamner ces actes.

Source Nouvel Obs 

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