Sainte-Sophie dans les tempêtes du dernier siècle
Aujourd’hui, après avoir échappé au dynamitage envisagé par le régime des Jeune-Turcs et une fois déçu l’espoir de voir la basilique rendue au culte chrétien lors de la défaite ottomane de 1918, Sainte-Sophie n’est pas seulement un monument exceptionnel, appartenant au patrimoine de l’humanité avant d’appartenir à l’État turc, elle reste pour les orthodoxes du monde entier un symbole majeur de leur existence, et pas seulement de leur foi – face à l’islam comme face au catholicisme romain –, un lieu unique chargé de spiritualité, de mémoire, d’affectivité, de tristesse – voire pour certains d’espoir de reconquête –, dont un Occidental de culture catholico-protestante a bien du mal à saisir l’importance.Car pour clore le débat d’appartenance, dix ans après l’abolition du califat (lors de laquelle il envisagea aussi l’expulsion de Turquie du patriarcat œcuménique, premier siège en honneur dans le monde orthodoxe), quatre ans après le traité gréco-turc d’amitié, de neutralité et d’arbitrage signé avec Vénizélos pour solder la décennie d’affrontement 1912-1922, Kemal décida en 1934 de déconfessionnaliser Sainte-Sophie et de « l’offrir à l’humanité » : elle devenait un musée.
Les panneaux n’en sont pas moins réinstallés à Sainte-Sophie sous le gouvernement d’Adnan Menderes (1950-1960) qui mêle déjà le libéralisme économique et la réaction religieuse. C’est lui qui, en 1955, à l’occasion de la crise de Chypre, organise un pogrom d’une violence inouïe au cours duquel 300 000 émeutiers musulmans encadrés par la police sont lancés contre les 135 000 Grecs d’Istanbul (et contre les Arméniens), citoyens turcs exemptés de l’échange obligatoire de population prévu par le traité de Lausanne de 1923, ou citoyens grecs venus se réinstaller en vertu du traité de 1930.
Pillage, incendies, profanations d’églises et de cimetières, violences, viols de masse, circoncisions de force de religieux orthodoxes conduiront les Grecs à fuir en masse. Sainte-Sophie est tout autant un baromètre de la tolérance religieuse en Turquie que des relations gréco-turques !
Il ne faut pas idéaliser la république kémaliste – ce qu’ont fait beaucoup de Français qui adorent se voir en modèle. Le dictateur Kemal, à la tête d’un régime de parti unique, s’apparente davantage à Lénine ou Mussolini qu’à un président du Conseil de la IIIe République. Son modernisme autoritaire n’a jamais visé que la soumission du religieux au politique – pas une laïcité à la française. Et comme ailleurs dans le monde musulman (les Palhavi en Iran, Nasser en Égypte, les Baath syrien et irakien), il n’a cessé de se heurter à un traditionalisme islamique profondément enraciné dans les masses, dont l’AKP (Parti de la Justice et du développement) n’est que l’expression la plus récente.
Le national-islamisme au pouvoir
Pour comprendre la décision d’Erdogan de rendre Sainte-Sophie au culte musulman, il faut d’abord comprendre ce qu’est la réalité du régime installé par l’AKP (fondé en 2001 sur les ruines d’un autre parti islamiste dissous par les militaires) à partir de sa victoire (avec 32 % des voix) aux élections législatives de 2002.« La démocratie, c’est comme un tramway, on en descend au terminus », avait annoncé Erdogan six ans plus tôt, et l’islam modéré, a-t-il répété maintes fois, est un concept inventé par l’Occident à seule fin d’affaiblir l’islam. Le programme de l’AKP est avant tout celui d’une réislamisation de la société, et son laboratoire a été Istanbul, dont Erdogan fut le maire de 1994 à 1998.
En 2002, grâce aux crédits américains, la Turquie émerge d’une terrible crise bancaire, monétaire, politique et morale. Le gouvernement AKP en tire profit comme il bénéficie à plein des milliards européens versés au titre de la réalisation de l’union douanière et de la préadhésion, ainsi que des délocalisations d’usines venant d’Europe occidentale.
Le boom économique qui résulte de cette conjonction lui permet d’acquérir une réelle popularité et de réduire l’influence des syndicats, par la répression, sans susciter d’opposition dans la société. Il démantèle aussi les entreprises contrôlées par l’armée qui permettaient à celle-ci d’être un ascenseur social dispensateur d’emplois en même temps que le gardien du kémalisme.
Parallèlement, l’AKP développe un réseau de charité islamique, sur le modèle des Frères musulmans, financé en grande partie… par l’argent du contribuable européen qui permet au régime de lancer des grands travaux (souvent d’utilité économique contestable ou nulle).
Les marchés publics sont alors attribués en échange de commissions qui enrichissent le clan familial Erdogan et ses proches, mais qui servent aussi à alimenter en argent frais nombre d’ONG gravitant autour de l’AKP, lesquelles rendent aux Turcs, en échange de leur vote, toutes sortes de services que l’État ne rend pas ou plus – jardins d’enfant, écoles ou cliniques islamiques, bourses d’étude, distribution d’aide alimentaire, de charbon ou d’appareils électroménagers, etc.
Ensuite, une fois solidement installé au pouvoir, l’AKP a colonisé l’État : au fil des complots réels ou inventés et des procès truqués, tous les corps de l’État ont été épurés, à commencer par l’armée et la magistrature, les deux piliers du système kémaliste. Mais la police, l’université, la presse, l’ordre des avocats, toutes les administrations ont subi le même sort. Des milliers de fonctionnaires ont été déplacés, limogés, emprisonnés. L’opposition légale kurde a été persécutée, puis est venu le tour de la confrérie du prédicateur Gühlen qui, dans un premier temps, avait fourni les cadres éduqués dont manquait l’AKP.
De sorte que, la machine économique s’enrayant, sous l’effet de la crise mondiale de 2008-2009 et de l’épuisement du mouvement de délocalisation, Erdogan est descendu du tramway de la démocratie : les réformes constitutionnelles, la fraude électorale généralisée et la répression ont engendré un État autoritaire, islamiste, dirigé par un despote aussi enrichi par la corruption qu’amateur de faste clinquant.
Mais aujourd’hui ce régime est en échec, comme l’ont montré les élections municipales de mars 2019, à l’issue desquelles, malgré les intimidations et les fraudes, l’AKP a perdu notamment Ankara, Antalya… et Istanbul. Cette dernière défaite était d’autant plus insupportable à Erdogan que la ville avait été son fief et son laboratoire. Il n’en reste pas moins que l’annulation du scrutin voulue par le pouvoir n’a débouché que sur une amplification du résultat du premier vote.
La décision de reconfessionnaliser Sainte-Sophie est aussi une manière pour Erdogan de manifester à ses soutiens stambouliotes qu’il ne laissera pas la nouvelle municipalité inverser la politique de réislamisation qu’il a initiée à la fin des années 1990.
Par ailleurs, le régime a d’autant plus besoin de victoires symboliques qu’il se trouve dans une situation périlleuse. Après la récession de 2009, la croissance a certes rebondi violemment en 2010 et 2011, mais la Turquie est de nouveau en récession depuis la fin de 2018, la livre turque a perdu plus de 65 % de sa valeur face à l’euro en cinq ans et l’inflation dépasse régulièrement 10 % par mois.
Un régime d’autant plus agressif qu’il est aux abois
Dans ces conditions, comme tout pouvoir autoritaire en difficulté, celui d’Erdogan tente de trouver des dérivatifs au mécontentement qui monte : la Grèce et les chrétiens sont, pour lui comme naguère pour Menderes, les cibles désignées (avec les Kurdes et l’Occident en général) qui doivent permettre de ressouder l’opinion derrière lui.En Syrie, la Turquie a tiré dans le dos des Kurdes, alliés aux Occidentaux, et réorganisé en supplétifs de son armée les restes de Daech et d’Al Qaïda. Mais la Russie l’a stoppée et Poutine a pris soin de recevoir Erdogan, lors de sa dernière visite au Kremlin, devant des symboles de défaites des sultans face aux tsars. Plus récemment, l’avion du ministre des Affaires étrangères russe Lavrov, qui venait conférer à Istanbul sur la Libye, a fait demi-tour au-dessus de la Crimée.
Et dans les jours qui ont précédé la décision turque sur Sainte-Sophie, le patriarche de Moscou a averti que : « toute tentative d'humilier ou de piétiner l'héritage spirituel millénaire de l'Église de Constantinople est perçue par le peuple russe – jadis comme aujourd'hui – avec amertume et indignation. (…) Sainte-Sophie représente pour tous les orthodoxes de Russie un sanctuaire chrétien essentiel. (…) Une menace envers Sainte-Sophie est une menace pour l'ensemble de la civilisation chrétienne, et donc envers notre spiritualité et notre histoire. »
Les avertissements du gouvernement russe ont bien sûr été plus diplomatiques ; il n’en reste pas moins qu’en Libye, où la Turquie s’engage dans une deuxième opération militaire impérialiste sur d’anciennes terres de l’Empire ottoman, Ankara et Moscou soutiennent, comme en Syrie, des camps opposés, et que le retour de Sainte-Sophie au culte musulman n’est pas de nature à réchauffer leur relation.
Ce retour n’est pas non plus de nature à améliorer les rapports entre Washington et Ankara, autrefois très étroits mais que l’aventurisme d’Erdogan a maintes fois mis à mal. D’autant qu’en année électorale, le poids des Gréco-Américains ne compte pas pour rien et qu’aujourd’hui la Turquie est en conflit plus ou moins ouvert avec tous les alliés importants des États-Unis dans la région. Mais une fois de plus, Erdogan est passé outre aux mises en garde américaines.
En réalité, la Turquie est devenue l’élément déstabilisateur majeur en Méditerranée orientale (note), dans les Balkans comme au sein de l’OTAN. Arrivé au pouvoir en affichant le principe : « zéro problème avec les voisins », le gouvernement AKP a brouillé la Turquie avec tous ! Elle refuse toujours de reconnaître le génocide arménien, ne cesse de menacer l’Arménie et manipule désormais des manifestations dirigées contre les citoyens d’origine arménienne dans un Liban en crise.
Elle finance la réislamisation sur un mode radical des minorités musulmanes des Balkans. Elle multiplie les violations des espaces maritime et aérien grecs comme les déclarations affirmant la caducité du traité de Lausanne de 1923 qui fixe ses frontières avec la Grèce. Elle revendique, au mépris du droit international, des dizaines d’îlots en Égée où elle empêche la Grèce d’exploiter les ressources en hydrocarbures de sa zone économique exclusive. Elle occupe et colonise près de 40 % du territoire d’un autre État membre de l’Union européenne, la République de Chypre, et prétend s’approprier le gisement gazier découvert entre Chypre et Israël.
Elle vient de conclure avec le gouvernement de Tripoli un accord de partage de la Méditerranée orientale en deux zones économiques exclusives, exorbitant au regard du droit international, qui viole les droits de la Grèce, de Chypre, de l’Égypte, tout en lésant les intérêts d’Israël – naguère allié stratégique majeur de la Turquie – en faisant obstacle à la construction d’un gazoduc entre le gisement israélo-chypriote et l’Italie.
Tout cela sans que l’Union européenne – qui étrangle la Grèce depuis dix ans – cesse de déverser sur le régime islamiste turc des milliards d’euros vitaux pour sa survie, ni qu’elle mette un terme à des négociations d’adhésion devenues ubuesques !
Sans parler de la manipulation du mouvement migratoire par le gouvernement turc – jusqu’à organiser un véritable assaut des frontières grecques en février 2020 – destinée à faire chanter l’UE, comme il l’a fait avec succès en 2015-2016. Sans parler non plus de l’instrumentalisation des communautés turques émigrées dans les pays occidentaux, à laquelle se sont prêtés plus d’un parti politique de ces États dans le but de mobiliser un vote communautaire de la génération bénéficiant de la double nationalité. Quant à la France, elle a récemment vu une de ses frégates surveillant l’embargo international sur les armes à destination de la Libye directement menacée par un bâtiment turc escortant un cargo qui, selon toute vraisemblance, violait cet embargo.
Promise par Erdoğan et l'AKP depuis vingt ans, la décision relative à Sainte-Sophie n’est donc pas un acte isolé, elle n’est pas non plus une question de droit : la Turquie peut effectivement disposer des monuments sur son territoire, bien que l’UNESCO ait déploré un « changement de statut sur la valeur universelle » du monument, puisque celui-ci a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité en tant que musée et non en tant que mosquée.
En réalité, tout en étant le couronnement symbolique de la vie politique d’Erdoğan, entièrement dirigée vers la réislamisation de la société, cette décision participe de la fuite en avant d’un régime autoritaire en difficulté qui tente de rebâtir un consensus intérieur autour de deux orientations : la restauration de la grandeur ottomane par la remise en cause des frontières, tabou en Turquie depuis Kemal ; l’affirmation d’un leadership turc du monde sunnite renouant avec le califat aboli par Kémal.
Le 24 juillet 2020, date choisie pour la reprise du culte, est lui-même chargé de signification : c'est l'anniversaire du traité de Lausanne qui a fixé les frontières de la Turquie. Cette coïncidence traduit l'idée que ce traité et ces frontières pourraient être remis en question comme l'a été la déconfessionnalisation du monument.
En cela, Erdoğan est bien davantage le successeur du sultan Abdül-Hamid II (1876-1909) – panturc et panislamiste – que de tous les chefs d’État de la République turque. Mais en cela il réveille aussi, dans un monde arabe qui a subi durant des siècles, comme les Balkans chrétiens, une administration turque dont l’impéritie n’a souvent eu d’égale que sa brutalité, une hostilité que partagent aujourd’hui les gouvernements syrien, égyptien ou émirati.
La décision de rouvrir Sainte-Sophie au culte musulman est en outre très vivement ressentie en Grèce, où le gouvernement l’a qualifiée de « provocation envers le monde civilisé ». Mais c’est la quasi-totalité de l’opinion, croyants ou non – car la dimension symbolique de Sainte-Sophie dépasse largement la question de l’appartenance religieuse –, qui est aujourd’hui sous le choc, scandalisée, et qui voit dans cet acte une preuve supplémentaire de la volonté d’Erdogan de déclencher un conflit.
En Turquie, c’est la vie des chrétiens qui risque de devenir encore plus précaire, alors qu’elle est déjà menacée depuis des années par toutes sortes de violences ou de meurtres mis sur le compte de déséquilibrés, comme d’ailleurs des alévis – chiites souvent acquis à la laïcité, voire à l’athéisme. Car la reconfessionalisation de Sainte-Sophie constitue évidemment un signal envoyé aux fondamentalistes les plus violents et aux nationalistes extrémistes, alliés politiques d’Erdogan.
C’est aussi un signal inquiétant envoyé à un patriarcat œcuménique, soumis à de continuelles tracasseries, pressions, menaces. Alors que l’État turc a imposé que le patriarche soit de nationalité turque, qu’il ait été formé et ait exercé ses fonctions en Turquie, l’Institut théologique de Halki, dernier séminaire du pays, a été fermé en 1971 par les autorités, en violation du traité de Lausanne – ce qui met en danger la pérennité même du patriarcat.
Maintes fois des responsables américains, jusqu’au président Obama, ont demandé avec insistance la réouverture de l’Institut. Maintes fois les Turcs ont promis. Halki est toujours fermé. Et le patriarche Bartholomée, 80 ans, d’ordinaire très prudent dans toute expression publique, a averti quelques jours avant la signature du décret d’Erdogan que le retour de Sainte-Sophie au culte musulman risquerait de dresser des millions de chrétiens contre l'islam. Quel sera son sort demain ?
Quant au monument lui-même, le culte musulman y sera-t-il cantonné dans un espace limité, près du mihrab ? Qu’adviendra-t-il des décors jadis recouverts d’enduit parce qu’incompatibles avec les règles de l’islam ? Il est encore trop tôt pour le dire, même si l’on apprend au moment où j’écris ces lignes que Sainte-Sophie restera ouverte aux visiteurs en dehors des heures où s’y déroulent les prières et qu’un système électronique pourrait, durant celles-ci, voiler les images impies.
Effondrement de la livre turque via You Tube.
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