« Il n'est pas pire ignorant que celui qui ne veut pas savoir.? » Hubert Védrine est à l'attaque.
Et, grande nouveauté, c'est sur le front de l'écologie.
Partisan du pragmatisme en matière de relations internationales, l'ancien ministre des Affaires étrangères ne voit pas pourquoi on n'appliquerait pas la même méthode pour « ?écologiser? », peu à peu, toute la société. Fustigeant les partisans du « ?radicalisme vert? » décroissant comme la non-puissance de l'Europe dans le « ?Jurassic Park? » mondial ou les errements de ses amis d'une gauche « ?perdue? », il livre dans un court et vif essai prospectif, Et après? ? (Fayard, 125?p., 12 €), et alors que la Convention citoyenne vient de proposer 150 mesures pour réduire de 40? % les émissions de gaz à effet de serre, son programme très concret pour… maintenant.
Et, grande nouveauté, c'est sur le front de l'écologie.
Partisan du pragmatisme en matière de relations internationales, l'ancien ministre des Affaires étrangères ne voit pas pourquoi on n'appliquerait pas la même méthode pour « ?écologiser? », peu à peu, toute la société. Fustigeant les partisans du « ?radicalisme vert? » décroissant comme la non-puissance de l'Europe dans le « ?Jurassic Park? » mondial ou les errements de ses amis d'une gauche « ?perdue? », il livre dans un court et vif essai prospectif, Et après? ? (Fayard, 125?p., 12 €), et alors que la Convention citoyenne vient de proposer 150 mesures pour réduire de 40? % les émissions de gaz à effet de serre, son programme très concret pour… maintenant.
Le Point : La crise que nous traversons est historique, écrivez-vous, car elle est « le premier trauma universel » de l'histoire de l'humanité.
Hubert Védrine : Jamais le monde entier n'avait eu peur de la même menace en même temps ! Et cette peur globale inédite s'est propagée de façon fulgurante, au rythme de l'information instantanée et du mouvement brownien des voyageurs de toute sorte, qui sont la marque de notre époque. Cela aura des conséquences anthropologiques profondes, et cette expérience nous ouvre une fenêtre d'opportunité pour agir.
Qu'est-ce qui vous le fait penser ? On voit bien qu'aujourd'hui la priorité est économique.
Cela ne durera qu'un temps. Les urgences sanitaire puis économique se sont imposées. Mais la conscience qu'il faudra écologiser nos modes de vie et de production est déjà là ! Les écologistes ont eu, avant les autres, de bonnes intuitions, mais ils sont restés minoritaires : trop gauchistes, trop utopistes, trop opposés à la science. Pour certains, l'écologie n'était qu'un nouveau levier pour détruire la société telle qu'elle est. Pas de quoi devenir majoritaire ! La « décroissance » intégrale est de toute façon inapplicable : les quatre cinquièmes de l'humanité veulent croître, ils aspirent à vivre mieux. Ce n'est pas nous qui allons les en empêcher. Ce qui n'est pas contradictoire, loin de là, avec un meilleur encadrement et une correction de la mondialisation.
Au radicalisme vert vous opposez en effet une « écologisation » progressive de la société. Quelle est la différence entre « écologie » et « écologisation » ?
La même qu'entre « industrie » et « industrialisation ». Dans un cas, c'est un concept descriptif et statique. Dans l'autre, un concept dynamique : c'est une politique, des actions, des investissements… Et mon idée, c'est qu'il faut tout écologiser. La survie à terme de l'espèce humaine est en danger si 9 à 10 milliards d'humains fonctionnent « à l'occidentale », y compris la Chine, avec le même degré de consommation d'énergie non renouvelable, de rejets de CO2, d'abus massifs de pesticides, de déchets non recyclés, d'effondrement de la biodiversité, de destruction de tous les milieux naturels. Mais ce constat reste inaudible pour la plupart des gens, car la tâche paraît insurmontable faute d'alternative convaincante et disponible. D'où le déni, ou la panique. Nous pouvons pourtant agir concrètement, en refusant tout romantisme ou toute idéologie. La réponse, contrairement à ce que prônent les écologistes politiques, qui se sont beaucoup trompés et n'ont guère proposé jusqu'ici de solution viable, suppose plus de science et moins d'émotion. En écologisant, étape par étape, nous pouvons apporter des réponses concrètes. Construire des immeubles à énergie neutre, voire positive. Manger un peu moins de viande, sans mettre au chômage une immense filière mondiale ! Procéder par étape. Recycler, rendre l'économie circulaire, développer une chimie verte. Conserver le nucléaire – grâce auquel la France ne contribue qu'à 1 % à l'effet de serre dans le monde – jusqu'à ce que le solaire soit vraiment compétitif. Les écologistes ont une lourde responsabilité à cet égard, mais aussi Mme Merkel qui, pour gagner des élections régionales, a sorti son pays prématurément du nucléaire, ce qui a relancé l'usage du charbon ! Et au niveau européen, l'Allemagne continue d'ailleurs de façon choquante, à travers des processus bureaucratiques, d'essayer de délégitimer le nucléaire chez ses partenaires, alors que la priorité absolue devrait être la réduction du CO2.
Vous appelez l'Europe, au sortir de cette crise, à « se métamorphoser en puissance ». Est-il encore temps ?
Il le faut. Après la Seconde Guerre mondiale, presque tous les Européens ont refusé l'idée même de puissance, dont on pensait qu'elle avait conduit au désastre. Ils ont demandé aux États-Unis de les protéger, et, à l'abri de l'Alliance Atlantique, ils ont fabriqué le marché commun, puis le marché unique (avec ses normes !). L'Europe est ainsi devenue une sorte de petit paradis pour Bisounours. Mais le monde, c'est Jurassic Park ! C'est ce qui se passe quand on jette Machiavel à la poubelle. Nous avons cru – c'était un peu « l'idéologie OMC [Organisation mondiale du commerce, NDLR] » – que tout irait bien puisque les pays en développement allaient devenir, en se développant et en commerçant, plus modernes, plus démocratiques, et qu'ainsi nos valeurs allaient se répandre dans l'Univers. Nous avons été naïfs. Jusqu'au choc chinois ! Il est temps de se défaire de cette naïveté. La révélation de notre dépendance presque complète dans certains secteurs montre que notre vision idéalisée de la mondialisation a tourné, en partie, à notre détriment. Emmanuel Macron, européiste convaincu, est en situation de pouvoir associer la souveraineté européenne à concrétiser et une souveraineté nationale réaffirmée. La pandémie nous l'a montré : pour avoir des masques, les gens se sont tournés vers les gouvernements nationaux, la région ou leur ville, pas vers l'Europe.
Les gens ont surtout découvert que leurs respirateurs, leurs médicaments étaient fabriqués en dehors de l'Europe. Ce n'était pas son job de garder en Europe ces éléments stratégiques ?
L'Europe n'a pas été créée pour fabriquer des respirateurs. Et si vous attendez tout de l'Europe, tout lui sera reproché, et ainsi vous aurez nourri le populisme. Maintenant, évidemment que je suis pour la « souveraineté en commun ». Mais il faut garder un lien avec les gens pour garder une légitimité démocratique. Il faut montrer que l'Europe est forte de la force de chaque nation, et qu'en réglementant à outrance, avec des normes ubuesques, on a perdu l'enracinement. Certains paniquent dès qu'on parle de frontières, mais une frontière, ce n'est pas un mur !
Il ne faut donc pas aller vers une Europe fédérale ?
Quel peuple le demande ? Si on applique vraiment l'idée fédérale, et si les États membres perdent leur droit de veto, alors la France sera minoritaire sur tous les sujets auxquels tiennent les Français. Notre « modèle social » est un anti-modèle économique, fiscal, et même social, pour tous les autres ! L'énergie nucléaire ? On serait quasiment seuls. La politique culturelle, n'en parlons même pas. Même remarque sur la politique étrangère, puisqu'il s'agirait surtout de ne se mêler de rien. Bref, c'est l'idée Bisounours, ou neutraliste, ou un moralisme verbal impuissant qui deviendrait majoritaire. Car, contrairement à une croyance répandue, plus d'intégration européenne ne veut pas dire plus de puissance. Il faut faire la révolution mentale des Européens, ne pas leur dire qu'on va s'en remettre à l'Europe, mais qu'on va rendre l'Europe plus forte par la combinaison des ambitions réveillées des États membres. Les rassurer en expliquant qu'ils resteront des Français, des Allemands, des Danois, des Portugais, etc., et qu'il ne s'agit pas de leur piquer ce qui leur reste de leur souveraineté.
La crise sanitaire va-t-elle entraîner une relocalisation des chaînes de production ?
Tous les praticiens de la mondialisation, et même les patrons d'entreprise qui ont accompagné les mouvements de délocalisation ont admis que les choses ont changé. Pascal Lamy, Christine Lagarde, Dominique Strauss-Kahn ont dit clairement que la fameuse chaîne de valeur ultra-mondialisée allait être repensée. Pour réindustrialiser (les Allemands se sont mondialisés sans se désindustrialiser), nous devons retrouver le sens de la prévision, de la planification, pour pouvoir faire des investissements lourds, à long terme, ce que les entreprises font presque mieux que les États. Ce ne sont pas les politiques qui décideront en détail des modalités de la réindustrialisation, ce sont les chefs d'entreprise qui choisiront de se repositionner en France, ou peut-être au Maroc, en Italie, en Espagne, au Sénégal… Les nouvelles combinaisons seront plus régionales.
Vous proposez un nouvel indicateur pour que les États soient évalués en fonction de leur impact sur le climat ou la biodiversité : le PIB écologique.
Supposons que vous rasiez une forêt pour construire une usine polluante qui va engendrer des cancers pendant des décennies, ce sera considéré comme de la croissance ! L'idée d'un PIB écologique, à terme PIB/E, serait que les coûts écologiques externalisés soient pleinement pris en compte et qu'on leur attribue une valeur. La taxe carbone est un début. Si on arrivait à ce PIB/E – grâce à un mathématicien ou économiste génial ! –, n'importe quel décideur économique – même un trader cocaïné – renoncerait à un investissement qui serait comme une aberration écologique, pas parce qu'il se serait « converti » à l'écologie, mais parce que ça ne serait pas rentable.
Dans ces réflexions prospectives, vous rendez hommage à un homme politique du passé… Lionel Jospin, dont vous citez la formule célèbre, qui serait, dites-vous, « le meilleur des fils conducteurs » : « Oui à l'économie de marché, non à la société de marché. »
L'excellent gouvernement Jospin n'est pas si ancien que cela ! C'est un petit signal à mes amis de gauche, qui ne savent plus bien où ils sont. Si le gauchisme culturel est devenu très puissant, la gauche institutionnelle n'a plus de base politique claire, elle est devenue une sorte de zombie. Elle a peut-être un avenir, mais elle ne renaîtra pas sous la forme qu'on a connue. La gauche, c'était la réaction à l'industrialisation du XIXe siècle, qui a été d'une grande violence, très bien décrite par Zola, Dickens, etc. Des actions ouvrières, puis de syndicats, de partis, ont permis la transformation des conditions de travail. C'est la grande et belle histoire de la gauche, qui s'est poursuivie jusqu'à l'époque moderne avec l'État-providence, qui nécessite un niveau d'imposition fiscale tellement élevé, presque confiscatoire, que ça ne peut marcher qu'avec une croissance forte, comme pendant les Trente Glorieuses. La gauche était donc historiquement sur une pente descendante. Mitterrand, ce grand sorcier de la politique, a réussi à rassembler les familles éclatées de la gauche en 1981, mais il a été élu à contretemps. Ensuite, ces familles se sont à nouveau émiettées, entre les tenants d'une vision gauchisto-sociétale, complaisante avec l'islamogauchisme, et les tenants d'une captation de l'écologie, comme s'ils pouvaient se régénérer avec ce sang frais. Mais ils n'y arriveront pas… Alors qu'est-ce qui reste valable aujourd'hui ? La formule de Lionel Jospin reste la plus juste. On se rallie à l'économie de marché, la seule qui fonctionne, mais en l'encadrant – on réindustrialise, on réinvestit, on travaille plus s'il le faut, mais on refuse que l'approche marchande dévore tout de nos vies.
Vous plaidez pour la création d'un poste de « vice-Premier ministre chargé de l'écologisation » ? Vous êtes candidat ?
Pas du tout. Mais j'use de mon droit de faire des propositions. Il me semble que si l'écologie est gérée par un ministère particulier, ça ne marche pas très bien, quelle que soit la qualité des responsables. A fortiori si ce ministère est aussi chargé d'un autre domaine, comme l'industrie. C'est comme si on disait ministère du Budget et de l'Agriculture. L'approche écologique doit être globale et transversale. D'où ma proposition. Ce serait quelqu'un doté d'une petite équipe qui ne gérerait pas, mais qui pourrait demander à chaque ministre : « Qu'est-ce que tu peux écologiser dans ton domaine en un an, deux ans, cinq ans, etc. ? » Il pourrait faire appel à l'arbitrage du président ou du Premier ministre, en cas de besoin. En plus, une chambre des « générations futures », idée de Robert Lion et Jacques Attali que je soutiens, évaluerait chaque année, publiquement, pour éclairer les futures décisions, les domaines dans lesquels il y a eu avancée, stagnation ou recul, et ferait des propositions devant les deux autres chambres réunies. Cela permettrait de faire avancer d'un même pas les responsables et l'opinion.
« Nous disposons d'un an ou deux pour ne pas rater ces rendez-vous », écrivez-vous. Vous n'êtes vraiment pas en train de faire des offres de service ?
Non, je vous l'ai dit. Je pense d'ailleurs que la politique est devenue un truc impossible. Le jeu des réseaux sociaux, de l'information continue, des activistes, détruit tout en permanence. Et je plaide pour qu'on soit compréhensif avec les gouvernants ! Mais ayant été vingt ans au cœur du pouvoir dans ce pays, je souhaite continuer à participer au débat d'idées. Je le fais avec une liberté complète qui ne me détermine pas par rapport à un contexte politique.
Et qu'est-ce qu'il faudrait faire, pour commencer ? Vous ne hiérarchisez pas, dans votre livre…
Attendez, ce n'est pas une réunion interministérielle avec un relevé de conclusions ! Mais si, dans ce bref essai, il y a plusieurs pistes et suggestions, pas seulement sur l'écologisation, et je distingue l'essentiel de l'accessoire. Je souhaite ardemment que notre pays s'en sorte, se redresse, soit moins masochiste, moins handicapé par son pessimisme, soit plus réaliste et plus ambitieux. « Et après ? » Nous y sommes.
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