Il
a souri. C'était léger., mais suffisamment rare pour être souligné.
Lui, l'homme de l'ombre, si discret, si sérieux, si austère, a esquissé
un rictus d'étonnement. Il nous a demandé confirmation : « Est-ce bien… ? »
Après deux heures d'une discussion dense et exigeante sur l'état de la
politique française en général et de l'extrême droite en particulier, Patrick Buisson
nous a raccompagnés vers la sortie d'un grand hôtel parisien.... Puis il a
vu Alexandre Benalla, affalé sur une banquette, donnant, faraud, une
miniconférence à un auditoire conquis, le jour où sortait son livre.
Deux âmes damnées de présidents de la République au même endroit, au même moment. Cocasse. Après avoir annoncé qu'Emmanuel Macron risquait gros, que Marine Le Pen se relevait, que Les Républicains n'existaient plus et que Jean-Luc Mélenchon finirait seul, Patrick Buisson a remis son chapeau et annoncé que ça allait « mal finir » pour l'ex-chargé de mission de l'Elysée, pourtant jugé « malin ». Cette fois, il n'a pas souri§
Le Point : La politique française est-elle enfermée dans un duel entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron ?
Patrick Buisson :
Une élection présidentielle, c'est la construction d'un agenda
politique appuyée par une vaste ingénierie de formatage de l'opinion qui
s'apparente à du concassage mental. Il s'agit de transformer le
scénario souhaité par une minorité en scénario souhaitable au regard du
plus grand nombre. Le duel Macron-Le Pen était jusqu'ici le scénario
souhaité parce qu'on l'estimait sans risques, dussent les médias
souffrir d'une narration sans suspens et dépourvue de dramaturgie. Sauf
qu'aujourd'hui, et à la surprise quasi générale, l'hypothèse d'une
victoire de Marine Le Pen ne peut plus être exclue. La dernière enquête
de l'Ifop lui accorde 45 % des intentions de vote, alors qu'aucune étude
ne l'avait donnée à plus de 41 % dans l'entre-deux-tours de 2017.
Rappelons que Macron l'a emporté avec un écart de plus de 10 millions de
voix et de 32 points. Si l'on en croit l'Ifop, l'écart ne serait plus
que de 10 points, soit, à niveau équivalent de suffrages exprimés, un
peu plus de 3 millions de voix. Pour annuler cet avantage, il faudrait
un déplacement d'un million et demi de suffrages. Autrement dit, une
mini-secousse à l'échelle de la géomorphologie électorale.
Marine Le Pen est encore loin du compte…
Il faut inclure
l'effet de seuil, qui est d'ordre psychologique. A 40 %, la candidature
Le Pen n'intéresse personne, à 45 %, elle suscite des interrogations, à
47 %, elle mettrait en mouvement l'immense armée des ambitieux et des
habiles, des carriéristes et des opportunistes. Et c'est là que tout
devient possible.
Selon vous, Marine Le Pen a-t-elle les capacités d'être élue ?
Les qualités
requises pour conquérir le pouvoir ne suffisent pas pour l'exercer,
disait en substance Chateaubriand. A leur manière, et chacun dans un
registre différent, Giscard, Chirac, Sarkozy et Hollande en ont fait la
démonstration. Force est de constater que les obstacles objectifs à
l'élection de Marine Le Pen sont désormais largement exogènes. Il y a,
d'une part, les menaces que ferait peser cette élection sur la paix
civile, la crainte de mouvements de rue, plus d'ailleurs du côté de
l'extrême gauche que de la communauté musulmane, et, d'autre part,
l'interrogation persistante sur les ressources politiques et humaines
nécessaires à l'exercice du pouvoir ; interrogation d'autant plus
légitime que le Rassemblement national n'a aucune culture de
gouvernement.
L'émergence d'une autre personnalité est-elle envisageable ?
Quand on compare
le potentiel idéologique du RN, qui rassemble deux Français sur trois
sur les questions de la sécurité, de l'immigration, de l'attitude à
l'égard de l'islam ou encore sur ce qu'on appelle plus généralement les
valeurs, et son point de culmination électoral, qui n'a jusqu'ici jamais
dépassé un tiers des votants, on se dit que le patronyme de Le Pen
n'est sans doute pas étranger à cette distorsion. Un candidat, ou une
candidate, non issu du RN mais soutenu par lui ne se heurterait pas au
même plafond de verre. Il aurait, à n'en pas douter, toutes les chances
de battre Macron en 2022.
Marion Maréchal est aujourd'hui hors jeu. Comment avez-vous perçu la convention de la droite ?
Comme un
contre-sens doublé d'un contre-temps. La politique n'est pas un
jamboree, donc n'est pas une affaire de boy-scouts. Marion Maréchal ne
peut s'en prendre qu'à ceux qui l'ont poussée vers cette impasse. Il y a
une droite, parfaitement décrite autrefois par Guy Mollet, qui présente
la particularité d'être à la fois idéolowgiquement fossile et
politiquement invertébrée. Nous voilà rassurés quant à sa postérité. Mme
Maréchal est en train d'apprendre à ses dépens qu'on ne conserve dans
la durée une surface médiatique que si celle-ci est gagée par une
encaisse électorale. Bref, pour faire de la politique, il faut se
présenter aux élections, et ne pas confondre engagement civique et
tournée de promotion.
Pourtant, vous
avez été l'un des plus fervents défenseurs de l'union des droites.
Désormais, vous prônez une stratégie populiste. L'entourage de Marion
Maréchal a dit que vous faisiez du Philippot avec dix ans de retard…
C'est bien
aimable à eux, qui font du Buisson avec un retard qui n'est pas de dix,
mais de trente ans. Si c'est un hommage qu'ils veulent me rendre, je n'y
suis pas sensible. J'ai longtemps plaidé pour une union des droites à
l'époque où les droites étaient miscibles et électoralement
majoritaires. Tout cela a changé et il faut beaucoup de paresse
intellectuelle pour ne pas s'en être aperçu. La convergence entre
conservatisme, libéralisme et populisme est devenue aussi impensable
qu'impossible. De surcroît, « le danger d'une erreur, selon Pascal,
c'est la part de vérité qu'elle contient ». L'union des droites est une
condition nécessaire mais nullement suffisante pour servir d'axe
stratégique à une reconquête du pouvoir. En y faisant arbitrairement
entrer la totalité de l'électorat RN, les droites n'ont recueilli, lors
des dernières élections européennes, que 36 % des suffrages, soit moins
d'un Français sur cinq si on se rapporte à l'ensemble du corps
électoral. Au premier tour de la présidentielle de 1995, les droites, de
Balladur à Le Pen, rassemblaient près de 60 % des votants. Par
ailleurs, la mouvance autour de Marion Maréchal aurait été bien avisée
de méditer cette loi intangible de la gravitation politique qui veut que
toute tentative émanant du lepénisme - et il y en a déjà eu un certain
nombre - pour établir des passerelles avec la droite de gouvernement
s'achève toujours à la droite de l'extrême droite. Comme s'il y avait
une pente fatale du frontisme au maréchalisme.
Pour Emmanuelle
Mignon, que vous avez bien connue lorsque vous étiez tous deux
conseillers de Nicolas Sarkozy, désormais, la droite, c'est Macron.
Elle a
entièrement raison. Après avoir digéré la gauche post-sociale en 2017,
Macron s'est mis habilement en situation d'absorber la droite
post-nationale. On ne voit pas qui sur le marché politique pourrait
porter une offre libérale plus cohérente et plus attractive que la
sienne. Sur ce point, il faut lire le livre de Jérôme Sainte-Marie «
Bloc contre bloc » pour être édifié. En invitant la droite à renoncer
aux combats sociétaux d'arrière-garde, à vivre en quelque sorte avec son
temps, Emmanuelle Mignon surmonte l'incohérence idéologique qu'il y
avait à vouloir faire cohabiter libéralisme et conservatisme. Pour elle
comme pour tous les libéraux conséquents, le libéralisme est un fait
total, ce qui veut dire totalement insécable.
L'avenir des Républicains est il compromis ?
Les droites qui
ont gardé ou reconquis le pouvoir n'ont pu le faire qu'au prix d'une
véritable révolution culturelle. Elles ont cessé de se comporter en
syndic des classes favorisées pour se faire les défenseuses des
catégories populaires. Trump a été élu par la Rust Belt et les ouvriers
des régions industrielles sinistrées. Boris Johnson, en se faisant le
héraut du Brexit, a refondé les bases sociologiques des torys. Sarkozy
aurait pu être, en France, l'homme de cette révolution. Ce fut, au
contraire, le formidable gâchis que l'on sait. Le drame de Sarkozy est
de croire que les idées sont un costume de location qu'il suffit
d'enfiler le jour du vote et dont on peut se défaire sans dommages dès
le lendemain.
Que pensez-vous de l'entretien de Macron à « Valeurs actuelles », journal que vous avez dirigé ?
C'est un coup
perdant-perdant des deux côtés. A l'Elysée, quand les choses vont mal,
il y a toujours un conseiller pour proposer au président d'aller jouer
les coucous dans le nid des adversaires ou supposés tels. C'est
généralement le plus bête et le moins créatif. Résultat : on irrite son
propre électorat sans convaincre celui qu'on cherche à séduire. Je crois
que ce faux entretien non assumé, puisque présenté sous forme de
confidences, aura entraîné plus d'abstentions et de bulletins nuls chez
les électeurs de gauche dans le cas d'un duel Macron-Le Pen qu'il n'aura
suscité d'adhésions à droite. S'agissant de « Valeurs actuelles », je
ne doute pas qu'un certain nombre de ses lecteurs puissent être en 2022
des électeurs de Macron, mais ce dont je suis sûr également, c'est
qu'au-delà d'un éphémère succès commercial de curiosité la masse du
lectorat n'achète pas ce journal pour y retrouver ce que les médias
dominants offrent gratuitement à longueur de journées.
Le discours du président sur l'immigration est-il convaincant ?
En matière d'immigration, Macron s'inscrit dans la continuité de tous les présidents de droite de la Ve
depuis Giscard. Ce qu'il fait ne relève pas de la politique de
l'oxymore, mais de la schizophrénie. Un mélange de propos incantatoires
et d'actes contradictoires. Vouloir réguler l'immigration économique
quarante-cinq ans après que Giscard a annoncé qu'il allait la tarir ne
donne pas vraiment confiance dans la capacité des politiques à contrôler
le destin de la France et des Français. Enfin, il est absurde de poser
le problème en ces termes lorsque le taux de chômage de la population
immigrée atteint 24 %. On a parlé depuis la rentrée d'un passage à
l'acte II du quinquennat Macron. Moi, j'y vois plutôt la troisième
mi-temps du mandat Sarkozy.
Pour vous, existe-t-il un mimétisme ?
C'est frappant.
Dans les mots, d'abord. Sarkozy se réclamait d'une politique « juste »
et « ferme » à propos de l'immigration. Macron se veut « humain » et «
impitoyable ». Dans la méthode, ensuite. Pour traiter cette question
sensible, Sarkozy n'avait rien trouvé de mieux que d'organiser un grand
débat national. Je lui avais dit à l'époque qu'il était le président en
exercice, qu'il avait été élu pour agir, pas pour organiser des débats.
Macron s'est largement inspiré de la formule, mais comme technique de
défausse et en excluant l'immigration du champ du débat. Les deux hommes
se révèlent être des adeptes de la même construction performative selon
laquelle parler, c'est agir, dire, c'est faire ou du moins faire
croire…
Que vous inspire cet énième long débat sur le voile ?
Macron nous
raconte la vieille fable selon laquelle quoi le voile signifierait
l'échec de notre modèle économique d'intégration. Je pense, au
contraire, qu'il s'agit là d'une erreur d'analyse majeure, propre
d'ailleurs à la quasi-totalité de la classe politique. Le voile, c'est
d'abord et avant tout l'échec de notre modèle politique et
civilisationnel. Dans la France des années 1960, l'intégration ne posait
pas de problèmes insurmontables. Aujourd'hui, les musulmans sont
habités par deux complexes explosifs et contradictoires : un complexe
d'infériorité en termes de puissance et un complexe de supériorité
civilisationnelle à l'égard de notre athéocratie, de notre société,
qu'ils jugent décadente et apostate. Ils se sentent agressés dans leur
être de croyant et dans leur identité profonde par nos lois et par nos
mœurs. Et cela est pour beaucoup dans le processus de radicalisation en
cours.
La laïcité peut-elle être un outil d'intégration ?
Ortega y Gasset
disait qu'il y a des mots qui ne sont que les fantômes rhétoriques de
choses mortes. C'est le cas des mots comme laïcité, république, vivre
ensemble. D'où un quiproquo fondamental. La notion de laïcité est
intransposable dans l'islam. Pour la bonne raison qu'être pleinement
musulman, c'est accepter la subordination du temporel au spirituel. Idem
en ce qui concerne la République : une république sans chose commune
qui ne propose de partager ni croyance ni projet collectif se réduit à
une république des individus incapable de prendre en charge le besoin
d'absolu qui existe à des degrés divers dans chaque personne. « On
n'habite pas une séparation », dit justement Pierre Manent.
Une fois de plus, à juxtaposer, vous généralisez. Les musulmans sont majoritairement bien intégrés.
Vous vous
trompez. La majorité des musulmans est attentiste comme elle l'était au
temps de la guerre d'Algérie. Elle basculera en fonction de l'évolution
du rapport de forces entre l'Etat français et l'islamisme. Il faut en
finir avec cette balançoire : les musulmans croyants n'ont aucune envie
de s'intégrer dans une société qu'ils méprisent. La seule intégration
possible, c'est celle qui fonctionne en sens inverse. A savoir les «
accommodements raisonnables » qui consistent à modifier nos habitudes
pour faciliter l'inclusion de cultures nouvelles sur le territoire
national, à juxtaposer les identités préservées avec la non-identité
française.
Avez vous approuvé le discours d'Eric Zemmour à la convention de la droite ?
L'amitié que j'ai
pour Eric n'empêche pas les désaccords. Son discours m'a paru hors
sujet tant son propos sur l'islam éclipsait tout le reste. Or la
question politique centrale n'est pas celle de l'islam, mais celle de
l'immigration, qui est source d'insécurité et d'anomie. Pour maîtriser
l'islam, il faut inverser les flux migratoires. L'Etat français pourra
être d'autant plus libéral et tolérant envers l'islam que les musulmans
seront moins nombreux. Soit le contraire de ce qu'ont fait les
politiques en facilitant les vagues migratoires et qui veulent
aujourd'hui interdire aux immigrés qu'ils ont fait venir d'être ce
qu'ils sont, réglementer leurs pratiques et réformer leurs mœurs.
Essentialiser l'islam comme le mal absolu, c'est relativiser la
responsabilité des politiques qui, depuis quarante ans, ont rivalisé de
lâcheté, d'impuissance ou de complicité sur la question de
l'immigration. Essentialiser l'islam comme le responsable de tous nos
maux, c'est faire oublier qu'il se nourrit de notre matérialisme et de
nos faiblesses, qu'il y a une relation directe entre le nihilisme des
sociétés occidentales et le succès de l'islam comme producteur de normes
et d'interdits. Chaque période de dérégulation a été suivie, dans notre
histoire, d'une demande d'ordre et de reprise en main. Veillons à ce
que l'islam ne soit pas le mieux placé pour y répondre.
Comment
jugez-vous l'évolution de Jean-Luc Mélenchon sur ces questions ? Et sa
participation à la manifestation contre l'« islamophobie » ?
Mélenchon a fait
le choix du grand remplacement. Il a choisi de faire l'impasse sur
environ la moitié de sa base électorale, qui ne partage pas son point de
vue sur l'islam, au profit du vote musulman. Ayant perdu la bataille
des populismes avec Marine Le Pen, il se repositionne en leader de la
gauche multiculturaliste. C'est faire vœu de minorité. Cela n'a plus
rien à voir avec le socialiste patriote que j'ai connu et que j'ai
beaucoup aidé au temps où j'étais conseiller de Sarkozy à l'Elysée. La
troisième candidature à la présidence de la République est parfois la
bonne, elle peut être aussi cataclysmique. Demandez à Bayrou !§
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