lLE FIGARO. - Quelle est la vocation de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem?
Père Olivier-Thomas VENARD. -
L’École biblique est la plus ancienne institution académique de type
universitaire qui s’occupe, en Terre sainte, d’étudier scientifiquement
la Bible. Fondée en 1890 par le père Lagrange, à l’époque de la fameuse
«question biblique» en Europe où, du fait de toutes les découvertes
archéologiques, paléographiques, historiques, on remettait en cause la
grande synthèse chrétienne traditionnelle, elle se proposait d’aller sur
place, là où les fouilles avaient lieu, afin de comparer les monuments
aux documents.
Le but était - il est toujours - de s’efforcer de comprendre mieux la Bible en étudiant le contexte de son élaboration au moyen de toutes les sciences auxiliaires auxquelles les historiens ont recours pour évaluer leurs sources littéraires: l’archéologie, la géographie, l’épigraphie, les langues proche-orientales antiques, la prosopographie, la numismatique, l’exégèse, bien d’autres…
Le but était - il est toujours - de s’efforcer de comprendre mieux la Bible en étudiant le contexte de son élaboration au moyen de toutes les sciences auxiliaires auxquelles les historiens ont recours pour évaluer leurs sources littéraires: l’archéologie, la géographie, l’épigraphie, les langues proche-orientales antiques, la prosopographie, la numismatique, l’exégèse, bien d’autres…
Comme
scientifique et comme religieux, n’êtes-vous pas condamné à une tension
permanente entre cette reconstitution historique et le respect du
magistère?
C’est bien la question
qui se posait à l’époque où le père Lagrange a fondé l’École biblique.
Mais pour un disciple de saint Thomas d’Aquin - nous sommes dominicains!
-, la foi n’est pas le contraire de la raison. La même lumière
intelligible est partagée à tout homme, à des degrés d’intensité divers,
depuis la simple raison jusqu’à l’incandescence de la foi. À nos yeux,
il ne peut y avoir de vraie contradiction entre elles. Le même Dieu,
adoré comme Intelligence absolue, donne en partage aux hommes et la
raison et la foi. Toute contradiction est un effet d’optique: ou bien
l’on se trompe dans la foi, ou l’on se trompe dans la raison. Cela a été
le génie du père Lagrange, ou la grâce qui lui a été faite, de
s’appuyer fortement sur cette conviction thomiste pour dire que si des
contradictions apparentes surgissaient entre les sciences historiques
appliquées à la Bible et à la tradition magistérielle, il fallait
travailler des deux côtés: celui de l’histoire et de l’exégèse biblique,
et celui de la théologie, afin de restaurer une forme de continuité.
En quoi consiste «La Bible en ses traditions» («La Best»), dont vous êtes le responsable?
«La
Bible en ses traditions» est un programme que l’École biblique a lancé,
en prenant en compte les grandes métamorphoses des sciences bibliques
dans les soixante dernières années. On peut les résumer à deux grands
phénomènes. Tout d’abord, la quantité d’informations disponibles a
explosé, avec notamment les manuscrits de Qumrân et l’archéologie
israélienne en Terre sainte, qui nous permettent de reconstituer dans sa
profusion la vie juive au tournant de notre ère. À Qumrân, on a
retrouvé une bibliothèque intégralement juive, avec des textes datant du
IIIe siècle avant J.-C. au milieu du Ier siècle après J.-C. Ils nous
apprennent mille choses sur l’histoire des textes bibliques eux-mêmes et
sur leur diversité de fait au moment où les récits évangéliques étaient
rédigés, ainsi que sur le judaïsme de l’époque du Temple, différent du
judaïsme rabbinique: les «écoles» pharisiennes ou une secte comme celle
des esséniens présentent des structures qui ressemblent à celles du
christianisme primitif.
Le deuxième axe de métamorphose des sciences bibliques touche à la manière même de lire les textesPère Olivier-Thomas Venard
Le
deuxième axe de métamorphose des sciences bibliques touche à la manière
même de lire les textes. L’histoire s’était colorée au XIXe siècle du
sentiment romantique qui paraît les origines de toutes les vertus: plus
c’était vieux et simple, plus cela paraissait beau et vrai, authentique.
Ce préjugé appliqué à la Bible poussa à reconstituer le texte
idéalement le plus ancien, et à y voir la vérité historique… Jusqu’au
jour où l’on reprit conscience du fait que le sens d’un texte n’était
pas défini seulement par ses origines, les conditions de son apparition,
mais aussi largement par sa réception, par ses lecteurs, et par la
compréhension qu’ils en avaient eue avant nous. Pour les études
bibliques catholiques, c’était du pain bénit! C’est au nom même de
l’exigence scientifique qu’il fallait étudier un texte non pas seulement
en reconstruisant son sens originaire à partir de données souvent
hétérogènes au texte, mais en remontant patiemment depuis le sens qu’il a
aujourd’hui, au terme de toute une… tradition, à travers les lectures
et interprétations qui en avaient été faites et qui nous influencent -
que nous le voulions ou non - jusqu’à une approximation de son sens
historique originaire éclairée bien sûr par toutes les découvertes
récentes.
Ces deux éléments ont donc
abouti à mise en chantier de «La Bible en ses traditions». D’une part,
nous retraduisons le texte biblique lui-même. Ou plutôt les textes. Au
temps de Jésus, les Juifs de Terre sainte recevaient les Écritures à la
fois dans leurs formes hébraïque et araméenne (conservées à Babylone,
d’où est venu ensuite le Talmud), et dans leur forme grecque (d’après
les traductions des Juifs alexandrins: la «Septante»). Avec «La Best»,
nous présentons ces différentes versions ensemble, mais sans faire un
mélange qui prétendrait reconstituer le texte originaire.
D’autre
part, on annote ces textes en célébrant les richesses de la réception
de la parole du Dieu unique dans des cultures diverses: l’hébraïque, la
grecque, la syriaque, la latine. Nous comparons les versions, nous
continuons à placer les textes dans leur contexte et à faire des
hypothèses sur son sens originaire, mais nous l’étudions aussi à travers
toutes les interprétations qui ont pu en être faites jusqu’à nous:
théologiques, spirituelles, littéraires et artistiques… Vos lecteurs
peuvent en recevoir un aperçu, ludique et toujours instructif, dans
notre newsletter hebdomadaire: prixm.org.
Comment le texte canonique des Évangiles et des Épîtres a-t-il été fixé?
L’Église
n’a pas canonisé un texte, une version particulière, mais des listes de
livres. À l’intérieur même du Nouveau Testament, les écrits se
regroupent par espaces géographiques: judéen avec Matthieu et Jacques,
romain avec Marc et Pierre, grec avec Paul et Luc, et asiatique avec
Jean. Aux premiers siècles, quand l’Église se structurait, les évêques
ont échangé entre eux des «lettres canoniques», qui donnaient la liste
des livres lus dans leurs Églises respectives. Dès la fin du IIe siècle,
Irénée de Lyon défendait les quatre œuvres de Matthieu, Marc, Luc et
Jean comme le véritable Évangile «quadriforme». À la fin du IVe siècle,
le troisième concile de Carthage donna la composition du Nouveau
Testament (comprenant les épîtres et l’Apocalypse). Mais ce n’est qu’au
XVIe siècle que l’Église a défini son canon ultime, en réponse à la
Réforme, alors qu’un certain nombre de chrétiens commençaient à rejeter
certains livres. On se rappelle, par exemple, les perplexités de Luther
face à l’épître de Jacques qui accorde une vraie importance aux œuvres,
alors que lui-même voulait privilégier la foi seule.
Selon quels critères les Évangiles canoniques ont-ils été distingués des apocryphes?
Les
Évangiles qui font foi sont ceux qui ont été revêtus d’une autorité
apostolique. Au IIe siècle, on a ainsi identifié Marc comme disciple de
saint Pierre et Luc comme celui de saint Paul, tandis que les Évangiles
selon Matthieu et selon Jean renvoyaient directement à l’autorité d’un
des apôtres. Quoi qu’il en soit de ces attributions, le fait est que
tous les personnages dont parlent les Évangiles ne sont pas morts en
même temps que Jésus: ils ont pu garantir, confirmer ou infirmer, ce
qu’on racontait de lui pendant des décennies. Ce point est intensément
étudié dans l’exégèse historique d’aujourd’hui. Les témoins oculaires de
la vie de Jésus et ceux (celles, d’abord!) qui affirmèrent l’avoir
rencontré ressuscité ont joué un rôle clé par le poids qu’ils donnaient
aux traditions qu’ils ratifiaient. Les écrits constitués à partir de
leur parole avaient une autorité bien plus grande que n’importe quelle
élaboration plus indirecte.
Les Évangiles que l’on appelle apocryphes sont presque tous beaucoup plus tardifs, plus marqués par le merveilleuxPère Olivier-Thomas Venard
Les
Évangiles que l’on appelle apocryphes sont presque tous beaucoup plus
tardifs, plus marqués par le merveilleux. Prétendre que des apocryphes
ont pu avoir autant d’importance que les Évangiles synoptiques, qu’ils
étaient aussi fidèles qu’eux à celui qui avait été le «Jésus de
l’histoire» est une plaisanterie. Le seul sur lequel un débat existe
vraiment est l’Évangile de Thomas, collection de paroles attribuées à
Jésus, dont certaines pourraient bien remonter à lui. Mais ce même
Évangile est marqué par des tendances dites «gnostiques», qui sont bien
postérieures au temps de l’élaboration des traditions évangéliques
retenues par les quatre évangiles canoniques.
Comment s’expliquent les contradictions qui existent entre les quatre Évangiles canoniques?
La
première manière d’expliquer ces contradictions, ou en tout cas ces
disparités, est que tout en s’appuyant sur des témoignages et des
sources qui les précèdent, les Évangiles sont quatre œuvres rédigées par
quatre auteurs différents. Selon la finalité qu’il assignait à son
œuvre, chacun a pu utiliser le même matériau, tel épisode, telle
parabole, de façon différente. On peut ajouter que ces disparités sont
aussi des preuves d’authenticité: si nous avions affaire à une fiction,
ses auteurs auraient beaucoup mieux unifié les choses. Nos évangélistes
semblent même parfois embarrassés par le matériau dont ils héritent.
Saint Luc, par exemple, prend le ton d’un historiographe gréco-romain ;
mais ce qu’il doit mettre en forme, ce sont les traditions
semi-informelles de communautés partiellement structurées autour des
autorités apostoliques ; il hérite d’un ensemble polymorphe, pas très
harmonisé, et il veut, dit-il dans sa préface, composer à partir de cela
la grande histoire de l’événement Jésus. Du coup, il tâche de trouver
des repères dans l’Histoire: un recensement ici, un empereur là… Il
s’est peut-être embrouillé parfois dans ses références chronologiques.
Mais qu’il y ait des maladresses dans son récit est plutôt bon signe:
cela prouve que le matériau lui résiste, et qu’il ne l’invente pas, il
ne le crée pas, il le met en forme.
En quoi consiste alors l’inspiration du texte évangélique?
Dans
le fait que le texte évangélique ne transmet de la vie, de la personne
et des enseignements de Jésus, considérés comme sources de salut, que
des choses vraies et sincères. Que les détails anecdotiques et même la
chronologie puissent être inexacts ne pose aucun problème théologique.
Il y a, par exemple, un débat historique sur la durée du ministère
apostolique de Jésus, entre un et trois ans, qui ne remet pas en cause,
pour autant, la vérité des Évangiles.
Pour suivre l’aventure de «La Best» et consulter le travail de ses chercheurs, visitez www.bibletraditions.org. Le père Olivier-Thomas Venard sera aussi, mardi 3 décembre, l’invité des Rencontres du Figaro,
Salle Gaveau, à Paris, sur le thème de «Jésus, l’histoire et la
foi»*(Réservations: 01 70 37 31 70 ou www.lefigaro.fr/ rencontres).
Original de cet article sur Figaro Vox
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