Extrait du Rapport d'information n° 416 (2004-2005) de M. Jean ARTHUIS, fait au nom de la commission des finances, déposé le 22 juin 2005
B.
LES DÉLOCALISATIONS, UN PHÉNOMÈNE ENTRETENU PAR L'ÉVOLUTION DU MODE DE
CONSOMMATION DES MÉNAGES, SELON LE CABINET ERNST AND YOUNG
Extrait du Rapport d'information n° 416 (2004-2005) de M. Jean ARTHUIS, fait au nom de la commission des finances, déposé le 22 juin 2005
Selon le cabinet Ernst and Young, « en
quarante ans, les modes de consommation des ménages se sont
considérablement modifiés, avec des tendances profondes et durables qui
caractérisent une certaine forme de « progrès » économique. Une première
analyse de la structure du panier moyen de consommation met en évidence
une évolution sensible en faveur des biens d'usage et d'équipement au détriment des biens de consommation courante, tels que l'alimentation ou l'habillement ».
En
apparence, cette évolution suggèrerait que le panier de la ménagère,
dans son ensemble, est moins exposé à la délocalisation qu'il ne pouvait
l'être il y a quarante ans, dans la mesure où les nouveaux postes de
dépenses sont moins soumis à des transferts à l'étranger. Pourtant
et dans le même temps, l'exposition à la délocalisation de ces postes
de consommation courante, moins présents dans le panier total, s'est
fortement intensifiée, et de façon exponentielle.
Ainsi, le citoyen français consomme moins de produits exposés à la délocalisation, mais cette part résiduelle est beaucoup plus vigoureusement exposée aux risques de délocalisation. C'est pour cette raison qu'il a semblé utile à votre commission des finances de pouvoir analyser les leviers de la délocalisation, à travers le prisme de la consommation.
De la consommation à la délocalisation : présentation d'un modèle
1.
Contexte consumériste 2. Facteurs limitants 3. Intensité de réaction 4.
Réponses ou accélérateurs des entreprises des entreprises
- Délocaliser pour réduire les coûts
- Une inadéquation offre/demande (offre > demande)
- Une hyper-concurrence renforcée par la généralisation du hard discount
- Une perte de valeur (et de confiance) du produit aux yeux du consommateur
- Le sentiment d'une baisse du pouvoir d'achat
Les freins à la délocalisation
- Vers une consommation d'usage et d'équipement
- Tertiarisation de la consommation
- différenciation technologique
- Contrainte logistique
- Contrainte réglementaire
Les accélérateurs de la délocalisation
- pas de frein sur la qualité
- recherche du « moins cher »
- consommateur peu sensible à « l'origine » + la marque efface l'origine
- nouveaux arbitrages entre les consommations
- Sur réaction des entreprises
- Une pression exacerbée sur certains postes de consommation
- Innover sur les produits et les services
3 leviers
- Externaliser pour variabiliser
- Un environnement de plus en plus défavorable
- Des ruptures fréquentessur l'environnement (ARTT...)
Source : étude d'Ernst and Young réalisée pour la commission des finances du Sénat
1. Un changement majeur dans le mode de consommation des ménages
a) L'écart entre l'offre et la demande
Selon
le cabinet Ernst and Young, le monde de la consommation est
aujourd'hui marqué par un écart grandissant entre offre et demande.
L'accroissement de l'offre, caractérisée par un nombre de magasins en augmentation, et un allongement des horaires d'ouverture se trouve confrontée une stagnation de la demande
liée au sentiment d'une baisse du pouvoir d'achat des ménages. D'une
part, l'INSEE confirme que la progression des revenus a ralenti :
+ 5,4 % en 2001, + 3,6 % en 2002 et + 2,1 % en 2003. D'autre part,
toutes les catégories socioprofessionnelles sont touchées par le
sentiment de perte du pouvoir d'achat. Le baromètre des « préoccupations
des citoyens-consommateurs » réalisé par la société d'étude TNS Sofres
confirme la tendance. En quelques mois en 2004, le pouvoir d'achat est
passé du neuvième au cinquième rang des inquiétudes des Français. 29 %
des consommateurs étaient préoccupés par la baisse de leur pouvoir
d'achat en juillet 2004, ce taux atteignait 31 % en septembre 2004 et
36 % en octobre 2004.
Ce contexte produit dès lors une forte tension sur les prix.
b) Une perte de valeur du produit aux yeux des consommateurs
Selon
l'étude réalisée par Ernst and Young, la logique de baisse des prix
entretenue par la distribution contribue à une perte de valeur
symbolique des biens dans l'esprit des consommateurs. L'étude cite ainsi
les DVD ou les biens électroménagers, devenus rapidement de simples
produits d'appel. Dans cette logique de moindre prix, le consommateur
éprouve des difficultés à évaluer le savoir-faire et l'intensité
technologique contenus dans chaque produit ou service consommé.
c) L'hyperconcurrence : la place prise en France par le hard discount
Autrefois
baptisé « magasin de crise », le « hard-discount » a totalement changé
d'image. Grâce à lui, les consommateurs ont le sentiment de maîtriser
leurs achats : ils apprécient cette situation. Selon un sondage Ifop, le
nouveau consommateur adepte du « hard discount » se définit comme « adulte, fier de ses choix et libéré des tentations de l'hypermarché ».
Ainsi,
le contexte actuel de la consommation offre un cadre privilégié au
développement rapide de la distribution à bas coûts (« hard discount »)
dont la superficie a augmenté de 34 % entre 2000 et 2004 contre 3 % pour
les supermarchés. Parallèlement, le « hard discount » touche une
population de plus en plus large. Il concerne désormais l'ensemble des
catégories socioprofessionnelles.
Davantage encore qu'en 1993, les conditions d'une concurrence généralisée par les coûts sont réunies.
2. Le panier de la ménagère : frein ou accélérateur pour les délocalisations ?
Dans le modèle historique de la consommation courante, la
part de l'habillement et de l'alimentation représentait près de 40 % du
« panier de la ménagère ». Le poids relatif de ces deux postes n'a
cessé de baisser dans le budget des ménages pour céder la place à un
modèle de consommation actuel que l'on peut considérer d'usage et d'équipement.
Aujourd'hui en effet, le logement, l'énergie et les transports
représentent près de 40 % du « panier de la ménagère » alors que la part
de l'habillement et de l'alimentation a diminué de moitié sur la même
période.
De nouveaux postes émergent de façon
significative et bousculent également la structure de consommation,
comme la téléphonie, la télévision ou Internet par exemple ou les
activités liées aux loisirs qui prennent le relais.
Selon
l'INSEE, sept postes de dépenses augmentent plus vite que la moyenne
d'achat des Français. Outre la santé et le logement, plus contraints, le
consommateur privilégie des « achats plaisir » avec des produits liés à
la téléphonie, à l'informatique et à l'électronique grand public.
Le
consommateur français consomme ainsi moins de produits potentiellement
exposés à la délocalisation (en part relative dans le panier total) mais
cette part résiduelle semble beaucoup plus vigoureusement exposée
aujourd'hui qu'hier.
a) Quels freins aux délocalisations ?
Le premier frein est à la tertiarisation de la consommation. La consommation des services est passée de 32 % à 51 % du budget global des ménages de 1963 à 2003.
Un deuxième frein pourrait être lié aux contraintes logistiques,
liées à la taille du produit : ce frein disparaît néanmoins peu à peu
comme l'a indiqué en 1993 le rapport d'information de votre commission
des finances. Certes, cette contrainte logistique s'exprime encore sur
les produits frais de l'agroalimentaire, qui nécessitent une forte
proximité entre le lieu de production et de consommation. La course à la
différenciation permanente dans laquelle sont engagés les acteurs de la
consommation les contraint à multiplier les extensions de gammes et les
opérations promotionnelles, engendrant autant de contraintes
logistiques supplémentaires à gérer. Mais la logistique n'est-elle pas devenue aujourd'hui le meilleur allié des délocalisations ?
Un troisième frein est lié à l'existence de cadres réglementaires contraignants, à l'échelon communautaire ou national :
il contribue sur certaines catégories de produits à une régionalisation
des marchés qui limite les mouvements de délocalisation. La définition
de normes environnementales spécifiques (le gros électroménager par
exemple) et/ou de contraintes réglementaires européennes ou nationales
relatives à la sécurité du consommateur, mais aussi quand cela est
possible l'encadrement des prix (les livres par exemple) constituent
autant de facteurs limitant réellement les délocalisations.
L'établissement de ces normes ne doit pas pour autant conduire à fausser
la concurrence, mais reposer sur des logiques de sécurité, de santé
publique ou d'environnement, bien réelles.
Enfin, quatrième frein, les innovations, réelles et perçues comme telles par les consommateurs14(*),
peuvent limiter les phénomènes de délocalisations. Certaines
spécialisations réalisées dans le domaine du textile (en particulier sur
le textile technique et ses applications dans le domaine du sport),
secteur pourtant largement touché par ailleurs par des mouvements de
délocalisation, ont ainsi permis de limiter ces mouvements et de
constituer des « poches de résistance » en France. Selon Ernst
and Young, le développement de telles innovations doit s'appuyer sur une
véritable politique industrielle et d'innovation initiée par l'Etat.
Pour cette raison, le cabinet juge que l'initiative des « pôles de
compétitivité » est très positive, même si les effets induits ne peuvent
être immédiats.
b) Les accélérateurs de délocalisations plus importants que les freins
La
qualité du produit ou du service n'est plus, dans la perception du
consommateur, directement liée à une origine nationale voire à une
proximité régionale. Cette perception est selon votre commission des
finances particulièrement justifiée : un industriel peut aujourd'hui
produire aux mêmes standards de qualité, de coût et de délais, où qu'il
soit dans le monde. Quelques rares secteurs échappent à la tendance
générale. C'est le cas par exemple de l'agroalimentaire. Bien plus que
pour d'autres secteurs, le cabinet Ernst and Young note en effet que le
consommateur est vigilant à la qualité des produits achetés, attitude
renforcée par une série de crises alimentaires au début des années 2000.
Par
ailleurs, apparaît désormais un consommateur critique pour lequel les
marques sont jugées trop chères. Les prix bas servent de refuge. Parfois
troublé par le passage à l'euro, appauvri par certaines hausses de
prix, le consommateur est devenu, selon Ernst and Young, un « marathonien de la comparaison des prix ».
Il fréquente davantage de magasins, adopte le « hard discount » et
consulte internet. Afin d'optimiser son budget, il achète les produits
nécessaires à bas prix, en toute bonne conscience, pour pouvoir par
ailleurs continuer à réaliser des « achats plaisirs »
Le
consommateur devient alors beaucoup plus critique à l'égard des marques
et le transfert des achats vers des produits sans marque est désormais
avéré, comme en témoigne le développement constant des marques de
distributeurs. Dans ce contexte, l'origine du produit ne semble plus
être un élément déterminant dans les choix réalisés par le consommateur.
Le consommateur, de moins en moins attentif à l'origine,
accepte le principe d'un marché mondial de la production des biens de
consommation que le salarié a, lui, bien du mal à accepter.
Une
dichotomie de plus en plus marquée apparaît ainsi entre les trois
statuts simultanés de l'individu « employé » / « consommateur » /
« citoyen ». Elle s'exprime par une contradiction entre la recherche
permanente des prix les plus bas, l'indifférence aux discours de
consommation citoyenne (Ernst and Young rappelle le peu d'impact d'une
campagne de sensibilisation autour du concept « nos emplettes sont nos
emplois ») et les multiples revendications sociales de ces mêmes
individus. Le phénomène semble comparativement plus fort en France que
dans d'autres pays (Etats-Unis, Allemagne...) où la consommation
« nationale » est privilégiée.
Ainsi,
l'apparition de nouveaux postes de consommations ces dernières années
(télécommunications, loisirs) a exacerbé la pression sur les autres
catégories de produits (alimentaire, habillement...), malgré leur
caractère indispensable. Pour financer les nouvelles dépenses, le
consommateur, qui ne peut limiter le volume de consommation sur d'autres
postes (comme l'alimentaire ou l'habillement), doit modifier son
comportement d'achat et relativiser le coût moyen de ces dépenses dans
son budget. Il doit ainsi privilégier les produits ou les sources
d'approvisionnement les moins coûteux, et ce en toute bonne foi. Ayant
le sentiment d'une logique implacable, le consommateur augmente
la pression sur la distribution qui doit s'adapter pour proposer des
tarifs compatibles aux exigences de ces nouveaux consommateurs.
C'est cette pression de la distribution qui pèse sur les producteurs.
3. L'adaptation des producteurs : les entreprises sous contrainte
Les
entreprises se trouvent dès lors sous une triple contrainte, de leurs
actionnaires qui exigent une amélioration des résultats distribués, des
salariés, très sensibles à leur pouvoir d'achat, qui souhaitent des
augmentations de salaires, et des ménages, qui arbitrent sur les prix.
a) Des ruptures permanentes dans l'environnement des entreprises
Ernst
and Young montre que ces ruptures sont de différentes natures. Le
rythme de l'innovation technologique s'est considérablement accéléré, de
façon quasi exponentielle. Les mutations enregistrées peuvent affecter
significativement les perspectives de croissance des entreprises et
renforcer la pression sur les coûts.
Les
évolutions concurrentielles (croissance externe, rachats...) qui sont
souvent la conséquence des mutations technologiques, peuvent altérer
significativement les décisions de localisation des investissements, en
créant une pression forte sur la santé de l'entreprise.
Enfin,
l'étude souligne que les évolutions fréquentes du cadre réglementaire
sont susceptibles de restreindre ou de favoriser des mouvements d'exode.
Les modifications régulières des règles du jeu, fiscal notamment,
limitent considérablement les marges de manoeuvre des entreprises et les
obligent à chercher en permanence de nouvelles options ou sources
d'économies.
b) Le risque de privilégier des solutions de court terme, via les délocalisations, plutôt que la mise en oeuvre de stratégies de long terme
Face à l'évolution de leur environnement,
les entreprises peuvent mettre en oeuvre quatre processus de gestion :
la réalisation de gains de productivité, l'externalisation, afin de
rendre les coûts variables, la délocalisation et l'innovation, tant dans
les produits que dans les services. L'étude montre, s'agissant des
gains de productivité, que la marge de manoeuvre est faible, des progrès
considérables ayant déjà été consentis, du fait notamment du passage
aux 35 heures. L'innovation constitue un processus de long terme que les
entreprises n'ont plus le temps de mettre en oeuvre aujourd'hui, face à
la « tyrannie du court terme ».
L'adaptation
des entreprises face aux conditions de marché consiste dès lors dans un
processus moins optimal qui passe par deux solutions, externalisation
et délocalisation, la première étant, selon les conclusions de l'étude
menée par Katalyse, souvent le synonyme, du moins à moyen terme, de la
seconde. Ainsi, du point de vue des dirigeants d'entreprise, en
raison des contraintes qui sont les leurs, ne pas délocaliser pourrait
apparaître, à certains égards, comme une erreur de gestion.
Face à la « tyrannie du court terme », les entreprises du monde de la
grande consommation se trouvent ainsi, bien souvent, en « nécessité de
délocaliser ».
Les études réalisées par les cabinets Katalyse et Ernst and Young donnent un double sentiment à votre commission des finances :
- celui d'une extension infinie des possibles, en matière de délocalisations, comme le montre le mouvement en cours dans le secteur des services ;
- celui du caractère implacable de la pression par les coûts, dans une économie globalisée.
Dans
la mondialisation des échanges économiques, par ce choix incessant du
« moins cher », les consommateurs et les distributeurs français
n'ont-ils pas fait le choix des délocalisations ?
* 14
Le cas des téléviseurs, pour lesquels l'innovation a systématiquement
permis de compenser les baisses des coûts de production, et donc de
maintenir un prix de vente attractif pour les industriels, constitue un
bon exemple d'innovation acceptée et payée, par la distribution et par
les consommateurs. Plus récemment et dans le même secteur d'activité, le
cas des lecteurs DVD constitue un contre-exemple flagrant. Alors qu'il
s'agissait d'une classe nouvelle de produit, appelée à remplacer la
catégorie des magnétoscopes, les prix de vente se sont totalement
effondrés en très peu de temps, à cause d'une surenchère promotionnelle
sur les produits. En conséquence, les industriels et la distribution ont
perdu, en un temps record, toute la valorisation économique attendue,
au profit immédiat du consommateur.
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