01/06/2017

Découvrez l'interview intégrale de Vladimir Poutine au Figaro

source: premium.lefigaro.fr

Le Figaro Premium - Vladimir Poutine au Figaro : «Sur la Russie, vous vous effrayez vous-mêmes»

INTERVIEW EXCLUSIVE - Après sa rencontre avec Emmanuel Macron à Versailles, le président russe a accordé un entretien au Figaro. Découvrez le texte intégral de ces échanges.
LE FIGARO. - Vous êtes venu inaugurer une exposition qui célèbre les 300 ans de la relation diplomatique entre la France et la Russie. Depuis 1717, cette relation franco-russe a eu des hauts et des bas. Où en est-elle aujourd'hui?

» La vidéo intégrale de l'interview (29 minutes)
Vladimir POUTINE. - Le président Macron m'a invité à inaugurer avec lui l'exposition célébrant cet anniversaire, mais il faut savoir que les relations entre la Russie et la France sont bien plus anciennes. Elles ont des racines encore plus profondes. Au XIe siècle, la fille cadette d'un des grands princes russes, Iaroslav le Sage - la princesse Anne - est venue en France pour devenir épouse du roi Henri Ier. C'est ainsi qu'on l'appelait Anne de Russie, reine de France. Elle est devenue avec son époux la fondatrice, ou plutôt son fils Philippe Ier est devenu fondateur de deux dynasties européennes: les Bourbons et les Valois. Les premiers sont toujours chefs d'État en Espagne… Il est vrai que nos relations ont été particulièrement fructueuses au cours des trois derniers siècles. J'espère que l'exposition que nous avons inaugurée à Versailles et les entretiens que nous avons eus avec le président Macron leur donneront une nouvelle impulsion.
Que représente pour vous la figure de Pierre le Grand, venu à Versailles en 1717 et qui a séjourné plusieurs mois en France à cette occasion?
Je l'ai dit à mon homologue français: Pierre Ier, Pierre le Grand, c'est avant tout le tsar réformateur. C'est la personne qui a introduit en Russie ce qu'il y avait de meilleur et de plus innovant dans le monde de son époque. Il a toujours combattu pour que la Russie ait une place digne dans les affaires internationales. Il a toujours voulu rendre son empire plus moderne, orienté vers l'avenir, et il a réussi. C'était un homme de culture universelle. Il s'intéressait aux sciences, à l'art militaire, à la construction navale. Il a laissé derrière lui un patrimoine extraordinaire, dont la Russie profite encore aujourd'hui. Sans compter qu'il a été le fondateur de Saint-Pétersbourg (ma ville natale), la belle cité qui a été pendant de longs siècles la capitale de l'empire russe.
Comment s'est passée cette première rencontre avec Emmanuel Macron? Avez-vous dépassé le stade de la méfiance mutuelle?
Lors de toute rencontre de ce niveau, en particulier si c'est la première, on a toujours des attentes. S'il n'y en avait pas, la tenue même d'une telle rencontre n'aurait pas de sens. Il y avait bien sûr des attentes et des espoirs, et tous les deux nous sommes revenus dès le début sur les positions du président français sur les questions d'ordre international et sur le développement de nos relations bilatérales. Je peux vous dire que le nouveau président de la République française a sa propre vision des choses dans le domaine international. Dans l'ensemble, c'est une vision très pragmatique. Et il est certain que nous avons des points de convergence, qui nous permettront de travailler ensemble.
L'application des accords de Minsk sur l'Ukraine semble bloquée. Avez-vous, avec le président Macron, avancé sur la voie d'une résolution du conflit?
Les avancées dans la résolution de tout conflit, y compris celui du sud-est de l'Ukraine, dépendent avant tout des parties du conflit. C'est un conflit intérieur à l'Ukraine. C'est avant tout un conflit entre les Ukrainiens eux-mêmes, qui est survenu avec la prise de pouvoir anticonstitutionnelle du 22 février 2014 à Kiev (où le Parlement a destitué le président prorusse Ianoukovitch, NDLR). C'est ça, la source de tous les problèmes. Le plus important, maintenant, c'est que les parties du conflit puissent trouver la force de négocier avec l'autre. La balle est du côté des autorités de Kiev. C'est à elles de faire le premier pas pour aller vers la réalisation des accords de Minsk, c'est-à-dire vers l'attribution d'une autonomie légale aux régions en révolte contre Kiev.
Qu'est-ce qui peut permettre de faire avancer les négociations? La Russie peut-elle prendre des initiatives pour aller vers une réconciliation avec l'Ukraine?
Nous prenons à chaque fois des initiatives, et nous estimons que la première des choses à faire, c'est de retirer les forces armées de la ligne de cessez-le-feu. C'est par cela qu'il faut commencer. Les forces ukrainiennes n'ont pas encore retiré toutes leurs armes lourdes loin derrière cette ligne, comme le prévoit le protocole de Minsk.
La deuxième chose à faire est politique. Il faut introduire la loi déjà adoptée par le Parlement ukrainien sur le statut spécial de ces territoires (régions de Louhansk et Donetsk, NDLR). Elle a été adoptée mais n'est pas entrée en vigueur. La loi sur l'amnistie, ce fut pareil. Adoptée mais pas signée par le président, et donc pas entrée en vigueur. Il faut accomplir la rénovation sociale et économique des républiques non reconnues (républiques sécessionnistes de Louhansk et Donetsk, NDLR): au lieu de le faire, les Ukrainiens leur imposent un blocus économique. C'est ça, le problème. D'ailleurs, ce sont les radicaux qui ont imposé un blocus économique en fermant les voies ferroviaires entre les deux parties du pays. Le président Porochenko a dénoncé cette action. Il a promis de rétablir les lignes de train. Il a essayé, mais il n'a pas réussi, et donc il a rejoint l'idée du blocus. Dans ces conditions, il est impossible de parler d'une bonne direction pour la résolution de ce conflit.
«Je ne me crois pas en mesure de décider de l'avenir politique de l'État syrien, que ce soit avec ou sans Bachar el-Assad. C'est une question qui revient au peuple syrien»
Après votre intervention militaire de septembre 2015 en Syrie, quelle solution préconisez-vous pour ce pays ravagé par six ans de guerre?
Avant tout, je tiens à souligner une approche constructive de la Turquie et de l'Iran. Et, bien sûr, il est nécessaire d'évoquer le gouvernement syrien avec qui nous avons pu promulguer un cessez-le-feu. Cela aurait bien sûr été impossible sans la participation de l'opposition armée syrienne. Ce fut le premier pas que nous avons fait. Un premier pas très important. Le deuxième n'en est pas moins important. Il s'agit d'un accord sur des zones de désescalade. En ce moment, il s'agit de quatre zones de ce genre. Je le répète, c'est un pas important vers la paix, car, sans cessez-le-feu, on ne peut parler de règlement politique. Une nouvelle tâche s'impose à nous tous. Il faut techniquement achever ce processus de création des zones de désescalade. Mettre au point leurs frontières géographiques, s'entendre sur le fonctionnement de leurs institutions décentralisées. Assurer leurs liens avec le monde extérieur. Nous en avons d'ailleurs parlé avec le président Macron. Il a notamment évoqué le sujet des convois humanitaires. Il a raison là-dessus, je suis d'accord avec lui. C'est l'un des points de convergence sur lequel nous pouvons travailler ensemble. Mais une fois ces zones de désescalade formalisées, j'espère que la coopération, ne serait-ce qu'élémentaire, entre le gouvernement et les personnes qui contrôleront ces zones pourra commencer. Et je voudrais éviter que ces zones soient un prototype de division territoriale de l'État syrien. Au contraire, j'espère que les gestionnaires de ces territoires pourront commencer à interagir avec les autorités officielles de l'État syrien. Ce seront les prémices de la coopération. Ensuite, le processus politique devra suivre: une réconciliation politique, si l'on parvient à mettre au point une constitution et à tenir des élections.
Bachar el-Assad est accusé par les Occidentaux de bombardements chimiques contre sa population. Envisagez-vous un avenir politique pour la Syrie sans lui?
Je ne me crois pas en mesure de décider de l'avenir politique de l'État syrien, que ce soit avec ou sans Bachar el-Assad. C'est une question qui revient au peuple syrien. Personne ne peut s'arroger des droits qui appartiennent à un pays.
Vous dites «pas forcément avec lui, pas forcément sans lui»?
Encore une fois, c'est au peuple syrien d'en décider. Vous avez évoqué les accusations contre le gouvernement d'Assad sur l'emploi d'armes chimiques. Le lendemain de cette attaque, nous avons proposé à nos partenaires américains et à toutes les parties intéressées d'organiser l'inspection de l'aérodrome d'où auraient décollé les avions portant les missiles chimiques. Si tel avait été le cas, des traces chimiques auraient été trouvées sur cet aérodrome. Mais tout le monde a refusé ces vérifications. Nous avons également proposé des vérifications là où les frappes ont été effectuées, mais là aussi on nous a refusé une mission d'inspection, sous le prétexte que ce serait dangereux. Selon moi, cela a été fait dans un seul but. Justifier et maintenir des pressions, y compris militaires, de la communauté internationale contre Bachar el-Assad. Selon nos informations, il n'y a aucune preuve de l'utilisation d'armes chimiques par Assad. Nous sommes persuadés qu'il ne l'a pas fait.
Reprenez-vous à votre compte le terme de «ligne rouge» employé par le président Macron pour désigner l'utilisation d'armes chimiques?
Oui, je suis d'accord. Plus que ça, je pense que cette question doit être posée dans un contexte plus large. Le président Macron est d'accord. Contre toute force ayant utilisé les armes chimiques, il faut que la communauté internationale établisse une politique commune et donne une réponse qui rendrait l'utilisation d'armes chimiques impossible, tout simplement.
Avec l'élection de Donald Trump aux États-Unis, on a spéculé sur une nouvelle relation américano-russe. Cette relation ne semble pas s'être détendue. Le président Trump a même évoqué la «menace russe» à l'Otan la semaine dernière. Êtes-vous déçu?
Non. Je ne m'attendais à rien de bon de la part du président des États-Unis. Bien sûr, nous avons entendu tout au long de sa campagne ses intentions de normaliser les relations russo-américaines, puisqu'elles sont au plus bas. Mais nous comprenons bien que la situation intérieure aux États-Unis soit telle que les personnes qui ont perdu les élections présidentielles aient du mal à admettre leur défaite et continuent à intervenir très activement dans la politique intérieure, en jouant la carte antirusse et en évoquant une menace russe tout à fait imaginaire. Nous ne sommes donc pas pressés et espérons qu'un jour nos relations s'amélioreront.
«Le monde idéal n'existe pas et la politique ne connaît pas le conditionnel»
Dans un monde idéal, qu'attendriez-vous des États-Unis pour améliorer vos relations?
Le monde idéal n'existe pas et la politique ne connaît pas le conditionnel. Mais pourquoi l'Amérique ne baisse-t-elle pas ses dépenses militaires? Les États-Unis dépensent pour leur défense plus que les budgets militaires de tous les autres pays du monde réunis. Je comprends donc bien le président américain quand il veut faire reprendre une partie de ses dépenses par ses alliés de l'Otan. C'est naturel. Mais ce qui m'a particulièrement intéressé lors de ce dernier sommet à Bruxelles, c'est qu'il a été dit que l'Otan veut établir de bonnes relations avec la Russie. Mais alors pourquoi augmenter les dépenses militaires? J'y vois une contradiction ; mais ce ne sont pas nos affaires, c'est à l'Otan de décider qui doit payer quelles sommes et à quelles fins. Cela ne nous inquiète pas. Nous assurons notre propre sécurité. Nous développons nos industries de défense et nous sommes sûrs de nous.
Un certain nombre de vos voisins cherchent une assurance de sécurité du côté de l'Otan. Pour vous, est-ce quelque chose de scandaleux?
Pour nous, c'est le signe que nos partenaires en Europe et aux États-Unis ont une politique myope. Ils ne veulent pas voir. Ils ne veulent pas regarder deux pas en avant. Ils ont perdu cette habitude. Lorsque l'Union soviétique a disparu, les hommes politiques occidentaux nous ont dit - ça n'a pas été écrit dans un accord international mais cela a été dit, croyez-moi - que l'Otan ne bougerait pas vers l'Est. Les Allemands proposaient de créer un nouveau système de sécurité en Europe avec la participation des États-Unis et de la Russie. Si cela avait été fait à l'époque, nous n'aurions pas ces problèmes aujourd'hui, qui sont l'élargissement de l'Otan vers l'Est jusqu'à nos frontières, l'avancement de l'infrastructure militaire du bloc vers nos frontières. Il n'y aurait peut-être pas eu non plus une sortie unilatérale des États-Unis du traité ABM (Anti-Ballistic Missile), qui était une pierre angulaire de la sécurité actuelle et peut-être même celle de l'avenir. Il n'y aurait pas aujourd'hui ce bouclier anti-missiles américain en Europe, en Pologne, en Roumanie. Ce dernier crée forcément une menace pour nos forces et rompt avec l'équilibre stratégique, ce qui est extrêmement dangereux pour la sécurité internationale. Cela n'aurait peut-être pas lieu aujourd'hui. Mais on ne peut pas revenir en arrière. Il ne s'agit pas d'un film de fiction que l'on peut rembobiner à sa guise. Mais si l'on veut résoudre ce problème, nous devons nous poser la question de ce que l'on veut pour l'avenir. Nous cherchons tous la sécurité, le calme et la coopération. Arrêtez d'inventer des menaces imaginaires provenant de la Russie! Des guerres «hybrides» ou tout autre spectre de ce genre. Vous les avez inventées vous-mêmes. Vous vous effrayez vous-mêmes. Vous vous basez sur des données imaginaires. La seule perspective, c'est la coopération dans tous les domaines. Y compris pour la sécurité. Quel est le problème numéro un pour la sécurité, aujourd'hui? C'est le terrorisme islamiste. En Europe, ça pète. En Russie, ça pète. En Belgique, ça pète. La guerre au Moyen-Orient, c'est de ça qu'il faut parler.
«Aujourd'hui, on utilise à Washington la carte antirusse, et ça porte préjudice aux relations internationales»
Sur le terrorisme islamiste, justement, pourquoi Russes et occidentaux n'arrivent-ils pas à travailler davantage ensemble?
Il faut poser cette question à l'Europe. Nous, nous voulons cette coopération et y sommes prêts. J'en ai parlé à la tribune de l'ONU au 70e anniversaire des Nations unies. J'ai appelé à réunir les efforts de tous les pays du monde dans la lutte contre le terrorisme, mais c'est un processus qui n'est pas simple. Regardez, après un attentat odieux et sanglant à Paris, le président Hollande est venu me voir. Nous avons convenu d'actions conjointes contre le terrorisme. Le porte-avions Charles-de-Gaulle a avancé vers les côtes syriennes, mais l'opération a continué dans le cadre d'une coalition pilotée par les États-Unis. Au sein de cette coalition, regardez qui est le chef et qui prétend quoi. Nous sommes ouverts à cette coalition, mais ce n'est pas facile, y compris avec les Américains. Toutefois, ces derniers temps, nous avons perçu des améliorations ; il y a de vrais résultats. J'ai parlé au téléphone avec le président Trump, qui a soutenu l'idée des zones de désescalade. Aujourd'hui, nous réfléchissons ensemble pour savoir comment assurer les intérêts de tous les pays de la région, dans le sud de la Syrie. J'entends par là tous les pays qui ont des problèmes: la Jordanie, l'Irak, la Syrie elle-même. Et bien sûr, nous sommes prêts à entendre l'opinion des Américains et celle de nos partenaires européens, mais il faut mener un dialogue concret et non pas discuter de sujets imaginaires.
Les soupçons d'immixtion russe dans la campagne électorale américaine ont déclenché une tempête politique à Washington. En France, des soupçons analogues ont été exprimés. Quelle est votre réaction?
La presse occidentale a parlé de hackers russes. Mais sur quoi se base-t-elle? Lorsque le président Trump en a parlé, il a dit des choses tout à fait correctes. Peut-être que cela ne venait pas de Russie, mais que quelqu'un a inséré une clé USB avec le nom d'un citoyen russe. Dans ce monde virtuel, aujourd'hui, on peut faire n'importe quoi. La Russie n'a jamais fait de hacking. Nous n'en avons pas besoin. Aucun intérêt. À quoi bon? J'ai parlé avec plusieurs présidents américains, vous savez. Les présidents arrivent et repartent, mais la politique ne change pas. Et vous savez pourquoi? Parce que la bureaucratie en Amérique est très puissante. La personne élue a son opinion, ses idéaux, sa vision des choses, mais le lendemain des élections, des personnes avec des attachés-cases, des costumes-cravates et des chemises blanches viennent lui expliquer comment il doit agir en bon président. Et changer quelque chose dans cette situation, c'est très difficile. Je le dis sans ironie.
Cette tempête à Washington serait donc fondée sur une fiction absolue?
Oui, sur de la fiction. Sur le désir de ceux qui ont perdu les élections de remédier à leur situation en accusant la Russie d'ingérence. Ils ont perdu car le vainqueur était plus proche du peuple et a mieux compris les aspirations des électeurs. C'est difficile de le reconnaître. On veut plutôt expliquer et prouver aux autres que la politique suivie par les démocrates était la bonne, mais que quelqu'un de l'extérieur a trompé le peuple américain. Que quelqu'un a truqué l'élection. Mais ce n'est pas le cas. Ils ont tout simplement perdu: il faut savoir reconnaître sa défaite, et en avoir la force. Une fois que ce sera fait, il sera plus simple de travailler ensemble. Mais aujourd'hui, on utilise à Washington la carte antirusse, et ça porte préjudice aux relations internationales. Ils pourraient bien sûr se quereller entre eux: qui est le meilleur? Qui est le plus intelligent? Pourquoi y amener des acteurs étrangers? Mais bon, cela passera…
L'année 2018 sera celle d'élections en Russie, législatives et présidentielles. L'opposition, qui se plaint de ne pas pouvoir s'exprimer, pourra-t-elle le faire démocratiquement? Serez-vous candidat à votre succession?
Toutes les dernières campagnes électorales se sont tenues dans le cadre de la législation en vigueur en Russie. Je ferai tout pour assurer la tenue de la campagne de 2018 dans les meilleures conditions, dans le cadre de la législation électorale russe et de la Constitution. Toutes les personnes qui emploieront des moyens légaux pourront participer aux élections à tous les niveaux. En ce qui concerne ma candidature, pour moi, il est trop tôt pour en parler.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 31/05/2017. Accédez à sa version PDF en cliquant ici

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