13/11/2016

Christophe Bouillaud sur le séisme Trump et la suite en France.

Publié le 9 novembre 2016

Je ne sais pas ce que le destin trouve de si passionnant aux 9 novembre, mais je soupçonne qu’il commence à se moquer sérieusement de nous. Le 9 novembre 1918, l’Empire allemand s’écroule. Le 9 novembre 1938, c’est la « Nuit de Cristal ». Le 9 novembre 1989 tombe le Mur de Berlin. Et, le 9 novembre 2016, on annonce l’élection à la surprise et stupeur générales comme Président des États-Unis d’un lointain descendant d’immigrant allemand, d’un outsider absolu de la politique. C’est vraiment, semble-t-il, le « Schicksaltag der Deutschen » , le jour du destin des Allemands, et, par là-même, de nous-mêmes.

Comme beaucoup de gens pourtant bien informés a priori, je n’avais pas venu venir cet événement. Ou plutôt ai-je espéré jusqu’au dernier moment que les sondages diffusés par les médias ne se trompent pas. Je trouvais pourtant que le slogan choisi par Donald Trump était excellent : « Make America Great Again », une telle forfanterie de sa part ne pouvait que le porter à la Maison blanche. Ce n’était pourtant là qu’une simple intuition (esthétique?) de ma part.


En effet, l’un des coups de massue de cet événement, c’est bien sûr l’écroulement de la crédibilité de l’instrument sondagier. Les spécialistes du domaine chercheront à se dédouaner en plaidant la marge d’erreur, l’évolution de dernière minute, et surtout l’électeur chafouin refusant obstinément de répondre à quoi que ce soit de ce genre. Il restera tout de même que la plupart des sondages allaient dans le même sens, et ce jusqu’à la fin (même s’ils avaient perçu un frémissement de toute dernière minute pro-Trump). Un seul baromètre sondagier donnait régulièrement Trump en tête. Quel échec! Que penserait-on par exemple d’une méthode chirurgicale en médecine qui ne réussirait qu’une fois sur dix ou bien moins encore?  Quant à l’agrégation de résultats de sondages sur les swing states pour estimer le résultat final en grands électeurs, l’échec s’avère là aussi complet. On ne souligne guère en plus que les sondages n’avaient pas vu venir non plus la vague républicaine au niveau des élections de la Chambre des représentants.

Contrairement à ce qui avait été craint à un moment de la campagne par les responsables républicains eux-mêmes, la candidature Trump n’a pas eu un effet repoussoir sur les électeurs qui se serait répercuté sur les chances d’élection ou de réélection des représentants de son propre camp, bien au contraire, il les a menés à la victoire aussi à ce niveau-là. Il est en plus assez cruel pour l’image publique de ma propre discipline qu’à la fin ce soit un article de Michael Moore, le cinéaste d’extrême gauche, paru dans le Huffington Post l’été dernier, qui paraisse à l’applaudimètre le plus prémonitoire de ce qui a fini par arriver. Il est vrai cependant que, comme le souligne François dans Polit’bistro, que, sur les fondamentaux de ce qui ferait l’élection de Trump en novembre 2016, la science politique a bien des choses pertinentes à dire. De fait, les raisons qui expliquent la défaite d’Hillary Clinton sont largement les mêmes que celles qu’évoquait alors M. Moore. La carte régionale des progrès électoraux des Républicains, avec cette immense tâche de progression autour des Grands Lacs, la désormais célèbre Rust Belt, confirme en effet  son analyse selon laquelle les électeurs de ces régions n’en pouvaient plus d’un candidat démocrate leur promettant encore plus de libre-échange.

Face à un Donald Trump choisi officiellement par les Républicains (et non pas opérant en tiers parti, comme Ross Perot en 1992), Michael Moore avait aussi bien perçu le problème posé aux Démocrates par la candidature de Madame Clinton, une ploutoucrate moralisante à souhait (on se souviendra longtemps de sa saillie de fin de campagne sur les « déplorables »!). Cette dernière ne pouvait qu’énerver un peu plus encore les blancs peu éduqués des classes moyennes inférieures – tout au moins ceux qui sont allés voter. Surtout elle semble avoir réussi à démobiliser son propre camp, puisque, selon tous les chiffres que j’ai vu passer, c’est surtout le vote démocrate qui s’écroule entre 2008 et 2012, en dépit même des tendances socio-démographiques favorables à ce vote (éducation, poids des minorités). Même si elle devait rester lors du décompte final légèrement majoritaire en suffrages à l’échelle du pays, il n’est pas difficile de voir a posteriori qu’il s’agissait là du pire candidat possible à un moment où les électeurs des États-Unis aspirent à du changement (après tout c’était déjà là l’un des ingrédients de la victoire de B. Obama contre elle lors de la primaire démocrate de 2008…).

Or, par définition, elle représentait comme démocrate, le candidat sortant pour la Présidence après les deux mandats démocrates d’Obama. Force est de constater qu’elle a  raté l’opération qui avait si bien réussi chez nous à N. Sarkozy en 2007 où il se présenta comme l’homme de la rupture, alors même que son propre parti (RPR puis UMP) était au pouvoir depuis douze ans. Il faudra se demander d’ailleurs pourquoi lors de la primaire démocrate de 2015-16 seul Bernie Sanders a osé la défier. Les historiens feront sans doute un jour toute la lumière sur les accords pris au sein du Parti démocrate pour ouvrir la voie de la
victoiredéfaite à Madame Clinton. Il restera toujours un doute : que se serait-il passé si les Démocrates avaient choisi un équivalent de Sarkozy?

Pas nécessairement Sanders, probablement trop à gauche, mais un Obama bis? Enfin, cette élection tend à prouver que les grands indicateurs économiques habituels donnent désormais une vision erronée de la situation réelle des habitants d’un pays comme les États-Unis et ne définissent plus vraiment l’ambiance y prévalant. On avait déjà vu cela lors du vote britannique sur le Brexit.  La croissance du PIB et les taux de chômage et d’inflation ne veulent donc plus dire grand chose politiquement : il y a désormais des majorités de mécontents  à soulever dans l’électorat des pays développés malgré ces bons indicateurs. Enfin, suite au mouvement « Black live matters », il n’était pas tout de même pas très difficile de se rendre compte qu’il existait plus que jamais un solide fond de sauce raciste et xénophobe dans la population et les institutions américaines. Cependant, cet échec à prévoir, qui ne correspond sans doute pas à toute la science politique mais seulement à sa marge la plus dépendante des sondages pour son appréhension de la réalité,  n’a guère d’importance dans le fond : seule la victoire de Trump importe pour l’histoire à venir. Le meilleur du pire reste à venir.
Et là, je ne serai guère original, bien au contraire: il y a vraiment de quoi s’inquiéter. Sans doute parce que je ne fréquente pas trop les sites d’extrême-droite (c’est un tort je sais), je n’ai pas lu un seul article ou billet de blog depuis l’annonce de la victoire de Trump qui laisse le moindre espoir que cela ne se passe pas très mal au final. There will be much blood.

Sur le plan du personnage que représente Donald Trump, comme je suis spécialiste de la vie politique italienne, il m’est très difficile de ne pas le comparer avec celui de Silvio Berlusconi. Or, en 1994 au moins, le dit Silvio était infiniment plus présentable que le dit Donald. Au contraire, à l’époque, avec son air de gendre parfait et ses costumes et cravates à l’anglaise, Berlusconi représentait le leader modéré qui garantissait qu’il saurait gérer au mieux des intérêts de la bourgeoisie libérale et anti-communiste ses deux alliés remuants d’extrême droite (la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et les néofascistes du Mouvement social italien de Gianfranco Fini). Surtout, les biographes de S. Berlusconi, même très critiques à son égard, étaient beaucoup plus positifs sur ses capacités intellectuelles et même sur son sens moral. Par contraste, le contenu de la table-ronde organisée par PoliticoMagazine entre certains des biographes de Trump m’a frappé : au delà de leur carrière immobilière/médiatique, de leur capacité à parler au grand public et à leur charme dans les relations privées qu’ils ont en commun, aucun ne prétend que D. Trump  travaille dur, qu’il est capable de se concentrer (?!?) ou d’un minimum d’altruisme.

Au contraire, personne n’a expliqué en 1994 que S. Berlusconi n’avait pas une grande  capacité de travail, un solide sens stratégique, et surtout quelques collaborateurs et amis prêts à tout pour lui qu’il savait fort bien fidéliser – un vrai patron avec des clients en somme. Il faut rappeler ici que le machisme, les blagues racistes et homophobes, la réhabilitation du fascisme, les propos contre la démocratie parlementaire, etc. sont venus ensuite. En 1994, S. Berlusconi, certes bien plus jeune que Trump en 2016, savait se tenir – son priapisme et son goût pour les jeunes filles n’est venu couronner le tout que quelques années plus tard. Je rejoins donc là un commentaire assez général sur le cas Trump : il n’existe sans doute pas dans l’histoire récente d’exemple comparable d’un candidat victorieux à une élection majeure dans une vieille démocratie dont les défauts moraux ont été aussi clairement étalés aux yeux du  grand public par les médias au moment même de son élection. Il ne lui manque que la pédophilie, le cannibalisme et les messes noires, pour être le pire du pire. Cela aussi Michael Moore le pressentait en citant d’autres exemples où les électeurs américains avaient choisi d’élire des unfit for the job pour cette raison même.

Par ailleurs, du point de vue de la politique française, cette victoire outre-atlantique de la droite la plus dure, pour ne pas dire de l’extrême droite, n’annonce vraiment rien de bien sympathique. Avec bien d’autres indices qui s’accumulent depuis au moins dix ans, la victoire de Trump semble pour le coup définir vraiment un sens de l’histoire: une ère du « néo-nationalisme », comme l’a appelée immédiatement un collègue écossais, Mark Blyth. L’effet le plus courant à moyen terme de la crise économique ouverte en 2007/08 semble désormais évident : les droites autoritaires, nationalistes et xénophobes progressent, et les gauches modérées qui ont essayé de jouer le business as usual sombrent les unes après les autres.  Sur un plan très (trop?) général, on dirait bien avec le recul du temps que la Russie des années 1990 fut le véritable laboratoire du futur : choc néo-libéral dans un premier temps qui traumatise les 9/10ème de la population russe, chaos économique et bientôt politique, et enfin choc en retour autoritaire, nationaliste et xénophobe, qui préserve toutefois si j’ose dire les acquis du capitalisme.

Par ailleurs, au delà de ce contexte général, qu’on observe de manière trans-civilisationnelle n’en déplaise à S. Huntington (en Chine, au Japon, en Inde, en Turquie, etc.) à des degrés divers avec la montée en puissance de la formule « nationaliste-autoritaire-machiste-religieuse-capitaliste » un peu partout,  il m’est difficile de ne pas voir comme beaucoup de gens que  les situations de la France et des États-Unis se ressemblent mutadis mutandis par bien des côtés.Deux pays de vieille industrialisation et de vieille démocratie où les classes populaires qui se considèrent elles-mêmes comme « de souche » sont en train de basculer – quand elles votent! – à l’extrême droite ou à la droite de la droite. Comme l’explique bien  le politiste néerlandais Cas Mudde, leur désarroi économique se traduit par une xénophobie qu’exploiteront ceux qui ont investi dedans depuis des décennies. Il est donc illusoire à ce stade de séparer le bon grain de la plainte économique et sociale de l’ivraie du ressentiment xénophobe et des aspirations autoritaires.

Par ailleurs, comme je l’ai rappelé plus haut, la défaite de Madame Clinton rappelle que les indicateurs socio-économiques ordinaires de réussite sont désormais un leurre. Notre gauche de gouvernement sera elle aussi écrasée l’an prochain – malgré ses « bons chiffres ». Eh oui, mon bon François. la courbe du chômage baisse, les comptes de la Sécurité sociale sont presque à l’équilibre, « Cela va mieux »,  tous les espoirs te sont permis : tu peux donc te présenter à la primaire de la « Belle Alliance populaire » pour la perdre probablement, et celui qui t’aura battu (Montebourg? Macron? Valls?) perdra lui-même l’élection présidentielle.

Anticipant sans doute cette issue, une Dominique Méda pousse un cri de colère dans un article du Monde en remontant le fil des erreurs de la gauche jusqu’en 1983, et en allant jusqu’à regretter l’élection de F. Hollande en 2012 qui n’a fait qu’empirer les choses pour la gauche française. De fait, il faut bien  constater en effet qu’il n’est plus temps de renverser la vapeur. En ce début du mois de novembre 2016, le temps manque pour prouver aux électeurs des classes populaires et moyennes que la gauche de gouvernement peut vraiment faire quelque chose pour eux. Ce n’est pas un petit avantage social par là, et une petite baisse d’impôt direct par là, qui changera quelque chose à l’image déplorable de changement qui n’est décidément pas pour maintenant qu’a donné la présidence Hollande depuis 2012. Ce n’est pas après avoir fait voter une « Loi travail » contre la volonté des deux des principaux syndicats de salariés (la CGT et FO) et des centaines de milliers de manifestants que cette gauche de gouvernement-là risque de séduire de nouveau le bon peuple. De même, après huit années de « Yes We Can », une bonne part des classes moyennes inférieures et classes populaires nord-américaines en a conclu qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là de l’échiquier politique. Ce fut donc l’abstention ou le vote Trump. En France, les électeurs ne croiront jamais non plus qu’un représentant de cette gauche de gouvernement qui les a tant et tant trahis dans leurs espoirs depuis le début des années 1980, et encore plus depuis 2012 va être là pour eux.

Certains espéreront certes que Mélenchon, séparé du PS depuis 2008 et clairement à l’extérieur de BAP, ou Montebourg ou Hamon au sein du PS et donc à l’intérieur de la BAP,  relèveront le flambeau de la gauche qui sait parler aux classes populaires. Je n’y crois guère parce qu’aucun d’entre eux ne dispose d’une vraie base locale ou  d’un modèle étranger pour exemplifier et crédibiliser ce qu’ils veulent faire, et qu’ils restent en plus divisés sur le statut de l’Union européenne. Et surtout, à en juger par les dernières élections locales, la gauche est de toute façon devenue très minoritaire dans le pays. Une remontée subite de cette dernière en 2017 défierait vraiment toutes les tendances à l’œuvre depuis 2012. Peut-on être de gauche, donc rationaliste, et croire aux miracles?

Du coup, qu’en sera-il de cette prochaine élection présidentielle? Comment un électeur de gauche va-t-il faire pour choisir au second tour entre la Peste xénophobe d’une Le Pen et le Choléra néo-libéral d’un Juppé, Sarkozy ou Fillon? Les candidats les plus probables de la droite sont en effet à ce stade de la campagne des primaires de la droite presque parfaitement « anti-sociaux » dans leurs propositions économiques. Certes Sarkozy va se précipiter in extremis de la campagne des primaires de la droite pour faire du Trump en prônant le protectionnisme de manière outrancière, mais avec quelle crédibilité auprès des électeurs auquel il a déjà chanté ce refrain entre 2007 et 2012? Il y a une droite républicaine  tenant un tel discours (N. Dupont-Aignan, et H. Guaino), mais justement, elle n’a pas son champion crédible au sein même de la primaire de la droite.  Certes le candidat investi de la droite peut changer de discours pour la campagne présidentielle, mais cela lui sera difficile d’être crédible. Au total, cela veut dire que le candidat de la droite républicaine va être dépourvu face à une candidate FN qui pourra appuyer à l’envie sur cet aspect. J’en ris jaune d’avance. Et là, franchement, je crois que je vais essayer de me préparer moralement au pire.

Source: bouillaud.wordpress.com

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