30/06/2020

«Ecocide»: histoire d'une idée explosive





De la guerre du Viêtnam au scandale du chlordécone, la définition de l'écocide est au cœur de revendications écologistes depuis une quarantaine d'années. Reçus lundi 29 juin à l'Élysée, les représentant·e·s de la Convention citoyenne pour le climat réclameront à Emmanuel Macron un référendum pour l'inscrire dans la loi.


Comme une claque au visage des institutions, le mot a surgi de la Convention citoyenne sur le climat : écocide. Dimanche 21 juin, les 150 personnes tirées au sort pour élaborer des propositions de réduction des gaz à effet de serre ont demandé que soit soumise à référendum une loi criminalisant l'acte de détruire massivement l'écosystème. Le chef de l'État doit recevoir leurs représentant·e·s lundi 29 juin et annoncer ce qu'il retient de leurs travaux.
En attendant la décision d'Emmanuel Macron, beaucoup de voix se sont élevées pour vilipender cette hypothèse : impossibilité constitutionnelle, flou juridique, soupçons d'extrémisme. À peine entrouverte, la porte de l'avancée juridique devrait être hermétiquement refermée. Comme s'il ne s'agissait que d'une lubie populiste.
En réalité, la question de l'écocide est au cœur de revendications écologistes depuis une quarantaine d'années. Elle fut d'emblée contestataire et chargée d'exigence morale. L'expression aurait été formulée pour la première fois par Arthur W. Galston, un scientifique scandalisé par l'utilisation de l'agent orange, un défoliant particulièrement toxique que l'armée américaine a déversé en quantités astronomiques sur les forêts et mangroves du Viêtnam, entre 1964 et 1975 – 77 millions de litres, selon l'universitaire et militant Barry Weisberg dans son livre Écocide en Indochine, paru en 1970.
Hélicoptère de l'armée américaine pulvérisant de                l'agent orange au Viêtnam (date inconnue, Wikicommons).

Hélicoptère de l'armée américaine pulvérisant de l'agent orange au Viêtnam (date inconnue, Wikicommons).
Cette même année, lors d'une conférence sur la guerre et la responsabilité nationale à Washington, Arthur W. Galston, biologiste et éthicien propose « un nouveau traité international pour interdire l'écocide », défini comme « la destruction intentionnelle de l'environnement ». En éradiquant près de 20 000 km2 de forêts et de terres agricoles, les États-Unis voulaient priver leur ennemi d'endroits pour se cacher et se nourrir. Mais l'agent orange contient de la dioxine, un polluant organique persistant qui est encore repéré dans la chaîne alimentaire de nos jours. Dès 1968, des voix s'élèvent au Viêtnam pour dénoncer une « guerre contre une terre et des non-nés », écrit la juriste Valérie Cabanes.
« Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et à la suite des procès de Nuremberg, nous avons justement condamné la destruction intentionnelle d'un peuple entier et de sa culture en appelant génocide ce crime contre l'humanité, déclare Galston dans un discours de 1970. Je crois que la destruction intentionnelle et permanente de l'environnement dans lequel un peuple peut vivre de la façon qu'il a choisi devrait également être considérée comme un crime contre l'humanité, et devrait être appelé écocide. »
La notion d'écocide porte avec elle la mémoire du génocide du peuple juif, et des longues discussions autour de la notion de « génocide culturel », plus tard appelé « ethnocide ». À la suite de l'adoption de la convention sur le génocide, en 1948, plusieurs commissions onusiennes ont cherché à étendre la définition de ce crime de masse à la destruction de la culture des peuples et de leur environnement. Des voix ont demandé que les crimes contre l'environnement soient reconnus comme « crimes contre l'humanité », comme l'explique un rapport du consortium pour les droits humains de l'université de Londres.
Dans un article sur l'histoire de ce « concept explosif »la revue de droit européen de l'université Columbia cite également la guerre d'indépendance au Biafra, entre 1967 et 1970, où des populations ont été délibérément affamées, en exemple de pratiques qui ont préexisté à l'invention du terme.
À Stockholm, en 1972, le premier ministre suédois Olof Palme dénonce l'« écocide » en cours au Viêtnam, lors d'une conférence fondatrice de l'ONU sur l'environnement humain. La cheffe du gouvernement indien, Indira Gandhi, et le chef de la délégation chinoise critiquent les impacts environnementaux du conflit, qui ne s'arrêtent pas aux frontières. À l'issue de ce sommet, le programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) est créé.
Olof Palme à la conférence de Stockholm sur l'environnement, en 1972.
Au départ, l'écocide se définit donc par un contexte de guerre et par sa visée anti-impérialiste. « Les deux guerres mondiales, de Verdun à Hiroshima, et la course à l'armement du XXe siècle ont infligé des destructions environnementales très sérieuses à travers le monde », explique Nathalie de Pompignan, experte en sciences écologiques auprès de l'Unesco, dans un article publié sur le site de Sciences-Po.
Mais dans les années 1990, plusieurs pays incluent la notion d'écocide dans leur code pénal, et la transposent ainsi au temps de paix : le Viêtnam, dans une loi en 1990 ; l'Ukraine, en faisant référence à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl ; la Russie après l'effondrement de l'URSS. Plusieurs anciennes républiques soviétiques suivent ce mouvement. Après l'empoisonnement d'une rivière par un producteur d'huile de palme, des paysan·ne·s du Guatemala ont attaqué l'entreprise pour écocide, en 2015 – l'un des militant·e·s fut assassiné sur les marches du tribunal.
En 2010, la juriste britannique Polly Higgins propose de faire de l'écocide un « crime contre la paix » et de l'intégrer au statut de Rome, le traité qui fonde la Cour pénale internationale (CPI), adopté en 1998. Elle définit l'écocide comme « la destruction, les dégâts ou la perte quasi complète de l'écosystème d'un territoire donné, par l'action humaine ou par d'autres causes, d'une telle ampleur que la capacité des habitants de ce territoire à en profiter paisiblement a été gravement atteinte ». La chercheuse rédige un article de loi qui s'affranchit de l'intention criminelle. À ses yeux, l'écocide est un crime « de conséquence » et non d'intention spécifique. Ce sont des accidents industriels, des essais nucléaires, des marées noires qui détruisent le plus souvent les écosystèmes, affirment des mouvements écologistes. L'indifférence des donneurs d'ordre aux conséquences de leurs activités est en cause, pas leur intention délibérée de nuire à la barrière de corail, aux atolls du Pacifique ou à la forêt primaire amazonienne.
Polly Higgins s'appuie notamment sur l'exemple de l'esclavage pour défendre une politique de l'interdiction plutôt que de la régulation : les profiteurs de la traite affirmaient que l'économie états-unienne ne survivrait pas à son abolition. Une fois le système aboli, les entreprises ont au contraire réorienté leurs activités. Pour la juriste, il faut sortir de la logique des quotas et des compromis pour protéger la biosphère. La criminalisation de l'écocide peut être l'électrochoc permettant ce retournement de perspective.
Higgins ouvre une autre brèche, explique la chercheuse Anastacia Greene, de la John Marshall Law School de Fordham : « Elle fait de l'écocide un crime contre tout le vivant, pas seulement contre la vie humaine. » Car par les habitants des écosystèmes, la juriste prend en compte les peuples autochtones et/ou « les communautés vivant sur un territoire comprenant une ou plus de ces catégories : humains ; animaux, poissons, oiseaux ou insectes ; espèces végétales ; autres organismes vivants »Polly Higgins est morte à 50 ans en 2019 d'un cancer.

Source 28 juin 2020 Par Jade Lindgaard Mediapart

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