11/06/2020

Commission Blanchard/Tirole : le triomphe de l'orthodoxie

Finalement, Emmanuel Macron, comme Président s'affichant « ni de droite ni de gauche », aura réussi l'exploit d'introniser une commission internationale d'experts économistes nettement plus orthodoxe que celle que Nicolas Sarkozy, comme Président bien de droite, avait nommée au printemps 2008.
Le premier indice, peut-être le plus décisif, consiste à comparer les duos des présidents et coprésidents respectifs : d'un côté Joseph Stiglitz et Amartya Sen, de l'autre Olivier Blanchard et Jean Tirole. Les deux derniers sont de purs macronistes, très proches du Président. Olivier Blanchard (un bon ami de Jean Tirole, avec qui il a écrit un rapport sur l'emploi) a soutenu Nicolas Sarkozy lors de sa campagne en 2007, puis Emmanuel Macron en 2017. Quant à Jean Tirole, l'un des grands prêtres de l'orthodoxie néoclassique, il déclarait, il y a deux ans, que les réformes du Président (destruction du code du travail, plafonnement des indemnités prud'homales, inversion de la hiérarchie des normes, réforme de la SNCF vers plus de concurrence…) « vont dans le bon sens ».
En résumé, Emmanuel Macron a placé à la tête de « sa » commission deux experts proches de lui, qui ont choisi soigneusement les autres membres par leurs relations de proximité intellectuelle et idéologique, en excluant d'éventuels gêneurs. On pourrait citer entre autres Thomas Piketty, Gabriel Zucman, Esther Duflo… Mais on pourrait en ajouter bien d'autres, par exemple en France Michel Aglietta, André Orléan, Alain Grandjean, Gaël Giraud pour ne citer que des économistes, ce qui est un énorme problème, comme on le verra. Je ne parle même pas des « économistes atterrés », dangereux keynésiens de gauche pour la plupart, et parfois pire…

Retour sur la commission Stiglitz/Sen

Cette situation où les deux chefs de file (et principaux recruteurs des autres membres) sont des proches du Président n'était pas du tout celle de 2008 avec la « commission Stiglitz/Sen » et ses cinq « prix Nobel ». Je l'ai connue de près : j'en étais membre !
Certes, ce n'était ni un club altermondialiste ni une filiale du NPA. Et elle avait de sérieuses limites, y compris dans sa composition, mais aussi dans ses propositions. Je m'étais d'ailleurs exprimé sur ces limites avec quelques ami.e.s. Mais ni Joseph Stiglitz ni Amartya Sen n'étaient des proches de Sarkozy, loin s'en faut. Stiglitz a acquis une notoriété à gauche à la suite de ses violentes critiques contre le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, après son départ de la Banque mondiale en 2000. Il a appuyé en 2007 Hugo Chavez dans son projet de Banque des pays du Sud, il a été invité dans des forums sociaux mondiaux, il est partisan d'une « taxe Tobin », a publié Le triomphe de la cupidité, a été conseiller de Jeremy Corbyn… Quant à Sen, que certains appellent « le Nobel des pauvres », c'est un économiste et philosophe humaniste dont l'un des apports mondiaux a été la volonté de relativiser le produit intérieur brut (PIB) et sa croissance en privilégiant le « développement humain ».

En nommant ces deux économistes à la tête de sa commission, Sarkozy avait juste réussi un joli « coup » médiatique. Il ne devait d'ailleurs pas donner beaucoup de suites aux préconisations de cette commission, remises en septembre 2009 au cours d'une grand-messe à la Sorbonne devant 1 000 invités. Mais presque tous ses membres étaient des pourfendeurs des inégalités économiques et de celles des droits humains.

Le club des économistes

La commission Blanchard/Tirole ne fait mieux que sur un seul point : la proportion de femmes. Dans ce milieu d'économistes internationalement réputés, elle s'en tire avec un score honorable de 8 femmes sur les 26 membres. Dans la commission Stiglitz, c'était 2 sur 17, ou 3 sur 25 si on compte les rapporteurs, ce qui n'est que justice vu le rôle qu'ils jouent.
Mais ces deux commissions ont un point commun très problématique : la domination quasi exclusive des économistes. A l'époque de la commission Stiglitz, c'était l'une de nos principales critiques, ainsi exprimée par Dominique Méda dans Le Monde du 22 avril 2008 :
« Nous avons non seulement besoin d'économistes, mais aussi de chercheurs de toutes disciplines, et surtout des citoyens eux-mêmes… Nous n'avons pas besoin du "dictateur bienveillant" de l'économie… Dès lors, les choses paraissent claires : si la commission souhaitée par le président de la République, constituée de la fine fleur de l'élite économique mondiale, se réunit en chambre pour nous délivrer sa formule magique, gageons que celle-ci, quelle que soit sa perfection technique, ne nous sera d'aucune utilité, incapable qu'elle sera de rendre visibles les malaises de notre civilisation. »
Olivier Blanchard, monté avec Jean Tirole au front médiatique pour défendre la commission Macron, fournit une justification qui ne justifie rien :
« Lorsqu'on constitue une commission de ce type, il faut choisir si on l'ouvre à la société civile ou à d'autres spécialistes, comme les sociologues. Nous avons décidé de nous en tenir à des économistes, sachant que nos travaux seront l'une des sources de réflexion parmi d'autres qu'aura le Président. »
Pour les « autres », on peut toujours attendre… On pense à Keynes, estimant que « les économistes sont présentement au volant de notre société alors qu'ils devraient être sur la banquette arrière ». John Maynard avait sous-estimé la capacité des économistes à s'agripper au volant…

Néoclassicisme à tous les étages

Je pourrais m'en tenir à cette fabuleuse citation, dans Le Monde du 30 mai, de « L'Elysée » : « Le choix a été fait de privilégier une composition homogène en termes de profils et d'expertise, pour avoir les réponses des académiques sur les grands défis. » Ainsi, « les académiques » compétents sur les grands défis sont les personnes recrutées par les deux coprésidents macronistes et néoclassiques, soit la meilleure garantie d'une « composition homogène ». Je ne vais toutefois pas m'en tenir à cet aveu sidérant de franchise. Oui, à quelques exceptions près, c'est néolibéralement homogène et absolument pas représentatif du pluralisme des recherches « académiques » (universitaires) en économie.
La composition de cette commission révèle une stricte hiérarchie, avec deux « présidents/rapporteurs » (je viens d'en parler), sept « membres leaders » répartis en trois thèmes (climat, inégalités, démographie), et 17 « autres membres » manifestement dotés de responsabilités moindres. Intéressons-nous plus particulièrement à ces « leaders thématiques ».
Sur le climat, Jean Tirole, Olivier Blanchard et Emmanuel Macron peuvent dormir tranquilles : on aura droit aux incitations par les taxes, carbone ou autres, sans remettre en cause ni la religion de la croissance ni le rôle central des marchés et du mal nommé « libre-échange ». L'un des deux « leaders » pour ce thème est en effet Christian Gollier, un proche de Jean Tirole avec qui il a cofondé la « Toulouse School of Economics ». Son livre majeur, paru en 2012, s'intitule Pricing the Planet's Future (Donner un prix à l'avenir de la planète). Rien de tel, en effet, que d'attribuer un prix à la nature pour décrocher le « prix Nobel » ! L'ennui, c'est que ça ne règle pas les grands défis climatiques et écologiques auxquels Macron prétend s'attaquer, comme nous l'avions montré avec Aurore Lalucq, dans notre ouvrage Faut-il donner un prix à la nature ?.
Le second leader sur le climat est une femme, Mar Reguant, qui a obtenu son doctorat d'économie au MIT (Massachussets Institute of Technology), et qui est une spécialiste des mécanismes d'enchères sur les marchés de l'énergie, dans une perspective typiquement néoclassique. Tout va bien, nous sommes entre gens qui se comprennent ! On peut être certains d'avoir droit à la croissance verte résultant de marchés, d'enchères et de taxes pas trop gênantes pour les grands pollueurs, qui pourront continuer à détruire le climat et la biodiversité.
Sur le thème des inégalités, les deux leaders sont Stefanie Stantcheva et Dani Rodrik. Le second, politiquement proche du Parti démocrate américain, fait partie, avec Paul Krugman et Daniel Cohen (qui ne sont pas en position de leaders), des rares exceptions à l'homogénéité néoclassique. « Ouvert aux travaux hétérodoxes, il n'en défend pas moins la scientificité des méthodes de la science économique dominante », disait de lui Christian Chavagneux en introduction de l'entretien qu'il a réalisé avec lui en novembre dernier, dont on peut également retenir cette formule : « Il faut inventer un nouveau capitalisme. » Sa position sur les inégalités est particulièrement timide, comme en témoigne cet entretien publié par La Tribune en 2014 où il critique ce qu'il nomme « le nouveau consensus sur les effets économiques néfastes de l'inégalité » et où le seul critère de performance qu'il retient est… la croissance.
Quant à Stefanie Stantcheva, issue, comme plusieurs autres membres, du MIT ou de Harvard ou des deux, c'est une économiste néoclassique bon teint qui, selon son CV, « cherche à comprendre comment concevoir un système fiscal en favorisant l'innovation ». On est loin d'Amarty Sen, de Joseph Stiglitz, de Tony Atkinson et de Thomas Piketty ! On peut parier que les riches ne souffriront guère au terme des travaux de la commission, mais qu'il y aura quelques mots pour déplorer la pauvreté et pour proposer de petits filets de sécurité – sous réserve, bien entendu, qu'ils ne soient pas trop « désincitatifs » au travail.

Le pire du monde d'avant

Sous le vague intitulé « démographie », enfin, il semble que trois enjeux soient privilégiés. La vieillesse et les retraites, tout d'abord, avec comme leader Axel Börsch-Supan, lui aussi formé au MIT et à Harvard, membre du comité des pensions en Allemagne (où, en 2017, le taux de pauvreté des plus de 65 ans était de 17 %, contre 7,8 % en France), qui a été « consultant auprès de la Commission européenne, de l'OMS, de la Banque mondiale et de l'OCDE ». Nous voilà rassurés !
Viennent ensuite les migrations, avec en leader Claudia Diehl, dont le CV, intéressant (« elle travaille actuellement sur les processus d'intégration des nouveaux immigrants en Europe et sur la xénophobie et la discrimination ethnique »), n'indique pas de tendance néoclassique. Elle n'est pas économiste mais « microsociologue », ceci explique peut-être cela. Troisième enjeu démographique, enfin : la santé, avec comme leader une autre femme, Carol Propper, une économiste néoclassique experte en théorie des incitations monétaires. Indubitablement la clé des politiques de santé néolibérales qui ont si bien fonctionné ces dernières années et ces derniers mois…
Je pourrais poursuivre en examinant les autres membres ordinaires de la commission. Il n'y a vraiment pas photo : s'agissant d'homogénéité des « profils », Macron a dégommé Sarkozy. Les deux ou trois nuances de rose n'y changent rien. L'orthodoxie est aux commandes de cette commission qui peut d'autant mieux se prévaloir de son « indépendance » que presque tous ses membres sont dépendants de la même idéologie économique néolibérale.

« Sachons nous réinventer, moi le premier » avait déclaré Emmanuel Macron lors de son allocution du 13 avril. C'est mal parti avec cette commission qui rassemble le pire de l'ancien monde.

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