10/04/2020

Francis Fukuyama : « Nous allons revenir à un libéralisme des années 1950-1960 », via @LePoint




Il vit dans le premier État américain que son gouverneur ait placé en confinement, il y a deux semaines : la Californie. Son université, Stanford, a fermé, et il donnera en ligne ses cours de sciences politiques. Francis Fukuyama, 68 ans, ancien proche de l'administration Reagan, traîne la renommée encombrante de son premier ouvrage, La Fin de l'Histoire et le Dernier Homme (1992), né d'un article publié au lendemain de la chute du Mur et de la disparition du communisme. Objet de multiples simplifications, contré par Samuel Huntington, qui lui répondit en 1993 par l'article « Le choc des civilisations ? » et une vue agonistique et culturelle de l'Histoire, ce texte ne présentait pas un avenir aussi irénique et statique qu'on l'a dit : Fukuyama annonçait que le modèle des démocraties libérales serait un horizon difficile à dépasser. Dans cet entretien, on verra qu'il n'est pas de ceux qui s'enthousiasment pour les performances chinoises ou leur jettent la pierre. Dans son dernier livre, Le Début de l'Histoire. Des origines de la politique à nos jours (Saint-Simon), il insistait sur la construction étatique progressive des nations : tel est bien son credo, que la pandémie confirme, vision essentiellement politique qui s'accompagne d'un refus du néolibéralisme à la papa de Fried-man. S'il envisage le début d'une autre histoire, ce serait celle d'un nouvel équilibre, que cette crise pourrait faciliter§
Le Point : Vous aviez diagnostiqué le triomphe des démocraties libérales après la chute du Mur. Que s'est-il passé pour qu'elles résistent si mal à un virus ?
Francis Fukuyama : Je ne crois pas qu'il y ait de corrélation entre le type de régime et la qualité de la réponse apportée à la pandémie. La seule exception est la Chine, qui s'en serait mieux sortie, mais il existe un doute sur les chiffres qu'elle a fournis, et elle a laissé le virus se répandre hors de son territoire. Au sein des régimes démocratiques, certains s'en sortent bien, tels la Corée du Sud, l'Allemagne ou les pays scandinaves, d'autres beaucoup moins, comme l'Italie, l'Espagne ou la France. S'il faut chercher des corrélations, c'est plutôt du côté des pays populistes ou dirigés par des leaders populistes, comme les États-Unis de Donald Trump, le Brésil de Bolsonaro, le Mexique de Lopez Obrador, la Hongrie d'Orban, qui s'en sortent tous assez mal, parce qu'ils ont été dans le déni de la pandémie, en la minimisant pour préserver la popularité de leurs gouvernants. Ils mènent leur pays à la catastrophe parce qu'ils ont refusé de prendre les mesures qui s'imposaient. De même, des régimes autoritaires comme la Biélorussie ou la Russie vont être sévèrement touchés.
Êtes-vous surpris que l'ennemi qui affaiblit vraiment l'Occident soit une grippe ?
Je ne crois pas que ce soit une surprise, il s'agit plutôt de ces événements incidents dont on ne sait pas quand ils vont avoir lieu mais dont la possibilité a été envisagée. On pourrait comparer ce type d'événements au changement climatique, même si le rythme de celui-ci sera plus lent. On se doute bien que chaque pays va éprouver de grandes difficultés pour l'aborder, tout en sachant qu'il fait partie de notre horizon.
Le critère majeur dans la réponse à cette pandémie n'est-il pas la force de l'État ?
En effet, c'est le point crucial. Tout dépend de la capacité des États à apporter une réponse en matière de santé publique et d'urgences, mais aussi de la confiance que le peuple accorde à cet État, à ses dirigeants et à leur sagesse. La question devient dès lors : pourquoi certaines démocraties ont-elles été rapides, efficaces, et d'autres non ? La vraie ligne de partage se tracera entre les pays qui ont un État fort et une politique de santé efficace, quel que soit son mode, et des pays dotés d'un État faible, privés de cette politique, comme dans le sous-continent indien ou en Afrique, qui vont connaître un désastre.
Même si des doutes subsistent sur la réponse apportée par la Chine, celle-ci ne s'impose-t-elle pas une fois encore comme le vrai modèle alternatif aux démocraties libérales ?
C'est le modèle non démocratique qui a le mieux réussi : un mélange de dirigisme et de quasi-capitalisme. Même si on ne peut pas parler de démocratie, c'est un État qui prend en compte sinon le bien-être de ses citoyens, du moins l'aide à leur apporter. N'oublions pas la longue histoire étatique de la Chine, tradition que l'on retrouve, à des degrés divers, chez certains de ses voisins, comme le Japon ou la Corée du Sud. Cependant, il ne s'agit pas d'un modèle à dupliquer et à exporter hors d'Asie, en Amérique latine, par exemple, où cette tradition d'un État fort est inexistante. Un régime dictatorial tel que celui de la Chine est mieux armé pour répondre aux situations d'urgence, mais d'autres pays, comme la Corée du Sud, n'ont pas eu à recourir à de tels expédients coercitifs pour obtenir d'aussi bons résultats. Cette histoire ne prouve donc pas la supériorité du régime chinois.
Nous vivons une déglobalisation très brutale. Quel avenir lui prédisez-vous ?
La globalisation avait déjà atteint ses limites avant la pandémie, et on réfléchissait à y mettre un frein. Cette pandémie va accélérer la réflexion. Si de nombreuses entreprises vont repenser leurs chaînes d'approvisionnement éparpillées aux quatre coins du monde pour les rationaliser, il serait absurde de croire que tout le milieu économique rapatriera son activité pour revenir à une autosuffisance. Le monde régresserait à son niveau de développement d'il y a cinquante ans, ce qui n'est pas envisageable. S'il est fort possible qu'une déglobalisation ait lieu, ce sera juste une question de degré.
Joseph Stiglitz a récemment publié aux États-Unis un article intitulé « La fin du néolibéralisme et la renaissance de l'Histoire ». Croyez-vous aussi au crépuscule de ce système ?
Dans cet article, Stiglitz m'a attaqué en me faisant passer pour un de ces néolibéraux, toujours en raison de mon livre, La Fin de l'Histoire et le dernier homme. Ce n'est pas parce que je décrivais la prédominance d'un système - en l'occurrence celui des libéraux qui avaient désigné l'État comme leur principal ennemi - que j'en partageais les valeurs. Je crois au contraire qu'aujourd'hui nous voyons la queue de la comète de ce néolibéralisme, qu'il est même déjà mort et que nous allons en revenir à un libéralisme tel qu'il existait dans les années 1950 et 1960, où l'économie de marché et le respect de la propriété privée cohabitaient avec un État efficace qui intervenait pour réduire les inégalités sociales et économiques. Une fois encore, ce que révèle cette pandémie, c'est le besoin d'un État fort.
Pour inverser le titre de votre livre, ce pourrait donc être le début d'une nouvelle histoire ?
Il faut être mesuré. On ne va pas jeter aux orties le modèle libéral pour céder aux sirènes de régimes plus autoritaires, mais il faut à tout prix modifier l'équilibre entre libéralisme, protection sociale et intervention étatique.
Dans le titre de votre livre, « le dernier homme » fait référence à Nietzsche, à l'homme nihiliste, incapable de « volonté de puissance », qui s'enfonce dans l'ennui et le bien-être sécuritaire. Vivons-nous dans ce monde-là ?
Cela vaut surtout dans les sociétés d'Europe ou d'Amérique où émergent des régimes ou des tentations populistes. Ils promettent au peuple un statu quo sans vraiment se soucier de ses préoccupations majeures et de ses luttes pour obtenir un statut et une reconnaissance. Selon moi, ces populismes sont une preuve supplémentaire que nous vivons bien une « fin de l'Histoire », car ils recyclent sous une forme atténuée des idées ayant déjà existé, le nationalisme, le fascisme. Mais ce recyclage vaut aussi pour la social-démocratie…
La France connaît une polémique autour des masques : suite aux injonctions de l'OMC, nous avons négligé notre souveraineté en la matière et nous retrouvons dépourvus. Qu'en est-il aux États-Unis ?
Nous avons le même souci, en pire, semble-t-il. Ce manque de masques, de respirateurs a été diagnostiqué depuis janvier, mais aucune décision n'a été prise pour en relancer la production. C'est bien la preuve qu'un État, pour survivre, a besoin d'abord d'experts, d'un personnel impartial dévoué au bien commun, et ensuite de dirigeants qui les écoutent et décident en conséquence, alors que nous avons eu un président qui a passé deux mois à dire que la pandémie ne nous concernait pas.
Quelle leçon tirer des événements actuels ?
Une leçon politique. En tant qu'Américain, j'insisterai sur le fait que nous ne pouvons pas faire confiance à un président tel que Donald Trump. Avant son élection, cet histrion narcissique et ignorant, qui se fiche des faits et des évidences, nous inquiétait déjà beaucoup, mais le vrai test pour ce genre de dirigeant, c'est la crise que nous traversons. Or il a été incapable de créer l'unité et la confiance collective dont nous avons besoin pour la surmonter. Si, malgré tout cela, il est réélu en novembre, les Américains ont vraiment un gros problème. Si quelqu'un d'autre est élu, alors nous aurons retenu une leçon importante

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