En Allemagne, l’interdiction des ampoules à filament a causé une crise nerveuse collective : le règlement européen a été qualifié d’“intrusion” intolérable dans la vie privée des gens, les libéraux, l’extrême droite et les conservateurs ont dénoncé une “société de l’interdit” et agité le fantasme de la “dictature verte”. Aujourd’hui encore, on trouve dans les marchés aux puces des vendeurs réfractaires qui écoulent de vieux stocks. Cette hystérie collective n’aura été surpassée que par les “journées sans viande”, appelées de leurs vœux par les Verts (un jour par semaine, un menu végétarien dans les cantines publiques), assimilées, y compris par des médias sérieux, à une forme de “dictature alimentaire. Depuis, c’est à peine si le parti écologiste ose prononcer le mot “interdiction”.

Inversion des rôles

Bien sûr, on peut voir dans la proscription des ampoules à filament la volonté d’en faire un symbole. Et, de fait, en les interdisant, l’Allemagne a rempli sa part de l’objectif européen. Mais, au total, la consommation électrique des ménages a augmenté – à cause des smartphones, des ordinateurs et autres gadgets technologiques. Et il y a pire depuis : plus d’une nouvelle voiture immatriculée sur cinq est un SUV, les ventes de ces mastodontes ont bondi de 25 % en 2017, et les pick-up sont la nouvelle mode. La production de viande atteint des niveaux records et les compagnies aériennes low cost ont augmenté leur capacité de 187 % au cours des sept dernières années. Il ne saurait donc être question en Allemagne d’une politique climatique qui se traduise par de véritables économies de CO2, sans parler d’interdire ou ne serait-ce que de restreindre des produits, industries, modèles de consommation, habitudes alimentaires ou schémas de mobilité dommageables [pour l’environnement].
La protection du climat et de l’environnement n’est pas considérée comme une question d’équité mondiale ni jugée indispensable à la préservation des fondements même de la vie, mais vécue comme une injonction, une interdiction, voire une tyrannie antidémocratique. Soit une étonnante inversion des rôles entre le coupable et la victime. “Le principe de liberté a fait ses preuves. Ceux qui veulent rouler à 120 peuvent rouler à 120. Ceux qui veulent rouler plus vite le peuvent aussi. Qu’est-ce que ça veut dire, cette manie de vouloir tout régenter ?” a fulminé le ministre des Transports, Andreas Scheuer, à propos des limitations de vitesse [dont il est régulièrement question sur les autoroutes allemandes]. Annegret Kramp-Karrenbauer [l’ancienne présidente de la CDU, le parti d’Angela Merkel], a même jugé que ce serait “stigmatiser et punir les automobilistes” que de vouloir introduire des limitations qui existent pourtant depuis belle lurette dans tous les autres pays européens.
C’est comme ces “parents hélicoptères” qui menacent la maîtresse de violences parce qu’elle gronde leur progéniture. Le gouvernement protège l’individu et sa liberté de consommer… ainsi que la liberté et les profits des entreprises. De plus en plus, ce sont donc les tribunaux qui assurent la protection de l’intérêt général : ainsi, la Cour de justice européenne a condamné le gouvernement fédéral à plusieurs reprises, par exemple pour la quantité excessive de nitrates dans les rivières ou la pollution de l’air à l’oxyde d’azote.

L’écologie ne détruit pas d’emplois

La plupart du temps, il ne s’agissait pas d’interdire mais dans un premier temps de supprimer des subventions, des dérogations ou des privilèges néfastes [pour l’environnement]. Car qu’est-ce que l’exonération de la taxe sur le kérosène dans l’aérien, sinon un privilège inscrit dans la loi au détriment du bien commun, des droits de l’homme, du climat et de l’environnement ? En vérité, la situation actuelle n’est rien d’autre qu’une énorme exception historique et géopolitique : rares sont les gens sur terre qui pouvaient et peuvent se permettre notre mode de vie. Or la politique défend ce droit supposé par tous les moyens – à nos dépens.
Mais cette conception fâcheuse de la liberté n’est pas la seule cause d’immobilisme. Il y a aussi le fait de séparer la question écologique de la question sociale, en opposant emploi et protection du climat. “Il arrivait que la protection de l’environnement et du climat passe avant la sauvegarde de nos emplois industriels”, assure Sigmar Gabriel [un élu social-démocrate qui a dirigé plusieurs ministères, donc celui de l’Environnement, de la Protection de la nature et de la Sécurité nucléaire (2005-2009) et celui de l’Économie et de l’Énergie (2013-2017)]. On se demande bien de quand il parle ! Inversement, selon le collectif “Bahn für alle” [un train pour tous], ce sont près de 350 000 emplois bénéfiques au climat et à l’environnement qui ont été détruits depuis 1994 – dans les chemins de fer, le matériel ferroviaire et les transports en commun. Et cela n’a soulevé aucun tollé.
Le ministre de l’Économie, Peter Altmaier (CDU), a expliqué [en janvier 2019] aux militantes et militants du mouvement Fridays for Future qu’il voyait dans la lutte contre le dérèglement climatique une menace pour l’économie allemande. Sa langue a dû fourcher. Car c’est très précisément l’inverse. Et sur une planète morte, il n’y aura plus d’emplois.
Kathrin Hartmann a participé au documentaire L’Illusion verte. Ce film sur l’écoblanchiment (greenwashing), réalisé par Werner Boote et sorti en février 2019 en France, est désormais disponible en DVD.