27/03/2020

Boris Cyrulnik donne sa vision du coronavirus Covid19. Via @lePoint


Psychiatre et psychanalyste de renommée, Boris Cyrulnik, né en 1937 à Bordeaux, n'a eu de cesse d'étoffer ses connaissances du comportement humain en ajoutant à son bagage l'éthologie et les neurosciences. Grand divulgateur de connaissances, auteur et coauteur de plus de trente ouvrages, on lui doit notamment d'avoir permis la vulgarisation d'une notion clé face à une situation traumatique : la résilience. L'action de « rebondir » littéralement, applicable dans le champ des disciplines telles que la psychologie, l'éducation ou la sociologie. Soit un processus par lequel un individu ou une collectivité va s'approprier l'expérience traumatique, pour la transformer de façon à se reconstruire en l'intégrant, sans développer de psychopathologie. Régulièrement invité à s'exprimer sur les facteurs de cette capacité éminemment positive, comme à la cinquième édition de l'événement Neuroplanète qui a eu lieu en mars à Nice, Boris Cyrulnik, dont a paru en 2019 La nuit, j'écrirai des soleils, prix de l'essai Psychologies-Fnac 2020, nous a accordé un entretien sur l'angoisse d'un ennemi invisible qu'est le Covid-19, les enjeux individuels collectifs du confinement, comprendre notre présent pour mieux envisager l'après, et donc préparer le processus de résilience.
Le Point : L'annonce de l'épidémie a déclenché une peur panique. Le fait que l'ennemi soit invisible explique-t-il cet excès ?Boris Cyrulnik : Il faut distinguer la peur de l'ennemi visible, un animal, une éruption volcanique, de l'angoisse qui caractérise l'invisible. Les actions de défense ne sont pas du tout les mêmes. Dans la peur, on peut fuir, se cacher, affronter, s'associer pour être plus fort, alors que dans la lutte contre l'invisible, on ne sait pas d'où vient le danger, donc ça provoque une angoisse avec une absence de comportement adapté. Or, la réaction habituelle, dans l'angoisse de l'invisible, c'est de trouver une cause qui, généralement, et comme René Girard nous le disait, correspond au bouc émissaire. C'est-à-dire que lorsque la cause est invisible, c'est que quelqu'un nous a envoyé des ondes – au Moyen Âge, on disait des miasmes, en Afrique et parfois en France, on peut parler du mauvais œil. Il s'agit d'une manière générale de l'étranger, du fou, de celui qui ne parle pas comme nous. Le barbare, disaient les Grecs. Pour se sécuriser, on a besoin de donner une forme au danger invisible qui est ce bouc émissaire. Mais qui aggrave tout. Puisqu'on ajoute le malheur au malheur. On ajoute au malheur du danger invisible le malheur du bouc émissaire.
Les Français ont en effet pointé du doigt les Chinois, puis les Italiens, aujourd'hui le doigt se tourne vers les Anglais parce qu'ils ne se rallient pas à la majorité. Au niveau individuel et collectif, comment résister à ce besoin accusateur ?
Il est vrai que c'est la réaction habituelle. Elle est grave, et mal adaptée. Alors que la réaction face à la peur est adaptée. On s'enfuit, on se cache ou on affronte. Cette réaction au bouc émissaire qui aggrave tout, on n'y échappe pas. J'ai un ami dont la compagne est chinoise et qui m'a dit qu'elle avait déjà été agressée une fois ou deux, et que dans la rue on la regarde d'un drôle d'œil. On vient de recevoir à Toulon des amis qui arrivent de Mulhouse et, déjà, j'ai reçu des coups de téléphone de gens qui me disent que cela va répandre l'épidémie ici… Dans toutes les épidémies, c'est comme ça. Déjà à l'époque de l'Antiquité, dès qu'il y avait un trouble, on trouvait toujours une cause qui aggravait, empêchait d'affronter le trouble. Heureusement, aujourd'hui, il y a des démarches scientifiques. Et les gens croient que les scientifiques disent la vérité. Cela dit, en réalité, les scientifiques proposent une vérité momentanée. Elle dure tant qu'elle n'est pas disqualifiée. Il y a toujours dans les épidémies un scientifique, ou un universitaire, qui n'est pas d'accord. Par exemple, au moment de l'épidémie du sida, il y avait un universitaire parisien, un professeur, qui disait que le sida n'était rien du tout et préconisait un ou deux comprimés d'un antibiotique, commercialisé sous le nom de Vibramycine, si ma mémoire est bonne. Lesquels pouvaient suffire à guérir du sida ! Donc ce n'était pas la peine de prendre des précautions ! Actuellement, on a réussi à convaincre Boris Johnson de laisser se développer le virus. C'est inévitable, ça fait partie du processus scientifique. Donc c'est aux scientifiques d'argumenter, comme on l'a fait pour l'épidémie de sida, auprès de cet universitaire britannique, pour lui dire que ce choix est criminel. Mais il faut des arguments pour agir sur un décideur tel Boris Johnson. Car si cet universitaire a raison, cela veut dire que l'OMS, l'Italie l'Espagne, l'Allemagne, la Chine et nous-mêmes avons tort de prendre la décision du confinement. En revanche, si cet universitaire a tort, il y aura des dizaines de milliers, des centaines de milliers de morts peut-être, et cet homme sera coupable d'avoir répandu une donnée scientifique fausse et les décideurs politiques seront quant à eux coupables de l'avoir écouté. Pour l'instant, c'est un problème scientifique, mais à la fin de l'épidémie, les scientifiques et les décideurs seront jugés et mis sur la sellette.

À l'annonce du confinement on a vu lancer des alertes contre les violences conjugales ? Est-ce que les couples vont en venir aux mains d'être obligés de vivre ensemble ?
Les hommes, et parfois les femmes, mais moins que les hommes, n'ont pas forcément acquis au cours de leur éducation la possibilité de contrôler leurs pulsions. Ces hommes, ces quelques femmes, n'auront plus le frein du regard social et vont passer à l'acte plus facilement. C'est ce que l'on voit dans toutes les organisations sociales, où l'inceste augmente, où la violence conjugale augmente, où la maltraitance envers les enfants augmente. Parce que le regard social disparaît et, en effet, c'est un frein qui saute. On ne peut pas demander l'augmentation des visites à domicile, donc, on est en train de demander le développement du 119, c'est-à-dire un appel possible par téléphone. On est en train de développer aussi une ligne parentale ou les femmes et les enfants maltraités pourront appeler au secours plus facilement. Parce que ce phénomène concerne plusieurs centaines de milliers de personnes. Et si vous acceptez de relayer cette information, vous participerez que cette demande nécessaire.
Concernant les enfants, l'institution, l'école, en France relaye merveilleusement les parents qui travaillent. Est-ce que la découverte imposée de la vie 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 avec nos rejetons ne va pas produire des comportements de rats en cage ?
Absolument. La modernité et les machines vulnérabilisent nos enfants. Parce que les enfants ont besoin d'une niche sensorielle pour arriver à avoir confiance en eux et pour apprendre à découvrir le monde. C'est pour ça qu'il en faut plusieurs années, parfois même plusieurs décennies. Or, actuellement, le confinement empêche cette sécurisation. Par exemple, on est en train de demander aux assistantes maternelles d'augmenter le nombre d'enfants à garder de moins de trois ans, pour passer à six enfants. Elles vont avoir du mal à s'adapter au fait d'avoir six enfants. Surtout s'ils ne marchent pas. Et on voit que beaucoup de gens, pour continuer à travailler ou même parfois pour faire un jogging, confient leurs enfants à des assistantes maternelles. C'est cet excès d'individualisme, cet excès de sprint social qui nous vulnérabilise. Et cette quarantaine, parce que le président a dit quatorze jours, mais il s'agit de bien plus long, va vulnérabiliser encore plus nos enfants.

Sommes-nous aujourd'hui victimes de notre manque de solidarité, y compris au niveau de la famille ?
Oui, je suis de cette génération où le couple était contraint à la solidarité. Parfois on le payait cher. Il y avait beaucoup de femmes qui étaient malheureuses avec un homme avec lequel elles étaient obligées de rester. Et inversement, ce que l'on ne dit pas toujours. Cela existait aussi, l'inverse. J'avais un ami qui était marié à une femme alcoolique, délirante, et qui ne pouvait pas la quitter. Ce qui était vrai pour les femmes, qui étaient contraintes de vivre avec un homme maltraitant, l'était aussi pour les hommes. C'était une contrainte à la solidarité, quel qu'en soit le prix. Or, depuis une génération, c'est une entente à la solidarité dont il s'agit. C'est-à-dire que si le couple s'entend bien, on vit ensemble, on partage les tâches, on s'occupe des enfants, et c'est un progrès pour les individus. Mais, actuellement, nous ne sommes plus dans un progrès individuel. Nous sommes dans une agression dans laquelle nous payons les excès d'individualisme que notre culture a encouragés. Ce qu'il nous faudra repenser après, lorsque l'épidémie sera éteinte.
Le fait que les Français aient été lents à respecter le confinement, voire franchement rétifs, quel impact sur la suite ?
Peut-être que maintenant, grâce à l'annonce claire des décideurs et l'aide des médias, cela va aller mieux. Même si le mal est déjà fait. On n'a pas freiné suffisamment au début, quand c'était facile. Chez moi, à Toulon, on a l'habitude de dire que lorsqu'il y a un incendie de forêt, on arrête le feu en tapant dessus avec une branche. Mais une fois que la forêt est en flammes, on ne peut plus la contrôler… Il n'y a pas si longtemps, en France, les incendiaires étaient pendus sans jugement. C'était le tribunal du peuple, qui se trompait souvent, mais nous sommes aujourd'hui passés à l'excès contraire. On a vu des phénomènes dans les banlieues qui montrent que les incendiaires ne sont pratiquement plus punis. Or, ces gens qui refusent le confinement sont des incendiaires. Car il faut penser ce virus comme un incendie. Il y a eu un temps de retard qui a fait qu'on a laissé se développer l'incendie du virus. Et que notre culture favorise, privilégie, encourage tellement le développement des individus, on a pas compris que la solidarité était nécessaire à notre protection.

Que penser des Parisiens qui ont fui leurs appartements pour rejoindre leur résidence secondaire à la campagne ?
En 1347, lors de l'épidémie de peste noire de Marseille, les gens se sont échappés comme on prend le train aujourd'hui. Mais, ce faisant, ils ont emporté la peste vers le nord. Les survivants de Marseille ont fui à Aix et Manosque, emportant l'épidémie. Les survivants d'Aix et Manosque ont fui vers Avignon et Dignes et, deux ans plus tard, un Européen sur deux était mort. Donc, le confinement n'est pas une vue de l'esprit, c'est une nécessité. Sinon il pourrait y avoir des millions de morts, comme il en a toujours été pour toutes les épidémies. Donc, les gens qui ont pris le train pour se sauver ou être mieux à la campagne qu'à Paris, ce qui est indéniable, ont colporté la peste. Ce sont des mécanismes de protection qui sont actuellement mal mis en place au niveau politique.

Comment préparer le monde d'après ?

Aujourd'hui, nous sommes dans le pendant, contraint à l'affrontement, à la résistance. L'après sera plus facile si l'on augmente les mécanismes actuels de protection. Confinement, solidarité, téléphone, entraide, Skype, courses pour le voisin. Il y a eu de très nombreuses épidémies virales, et probablement bactériennes, des pestes, des pestes noires et des choléras. Cela fait partie de la condition humaine. On a constaté que toujours, après une catastrophe, il y a une contrainte au changement culturel.
Ensuite, lorsque l'épidémie sera finie, il faudra faire le bilan. Le bilan, ce sera le nombre de morts, et le nombre de ruines. Parce que lorsque les libraires ont fermé, instantanément, Amazon a créé cent mille emplois. C'est-à-dire que, lorsque le virus sera mort, quelques librairies vont rouvrir et les autres ne le pourront pas. Celles qui ne vont pas pouvoir rouvrir vont donner le pouvoir à Amazon. Donc, forcement, il y aura une contrainte au changement culturel. Le temps des questions viendra. Est-ce qu'on a bien fait de courir le développement, de faire sprinter nos enfants jusqu'à développer l'angoisse ? Est-ce que l'on a bien fait de respecter les individus au point de les décourager à faire l'effort de préserver le couple et la famille puisqu'on voit que les couples divorcent ou se séparent de plus en plus ? En parallèle, on voit aussi que les personnes âgées sont de plus en plus seules. Donc, est-ce que l'on a bien fait d'encourager cette culture de l'isolement au nom de la réussite sociale, du sprint, au prix de la vulnérabilisation de nos enfants ? Il va probablement y avoir des changements dans la hiérarchie de nos valeurs, et on remettra possiblement en cause cette culture du sprint et de la réussite sociale.

Peut-on dès à présent parler de résilience collective ?
Non, pour le moment on ne peut pas employer le mot de résilience parce que la définition de la résilience, c'est la reprise d'un nouveau développement après un traumatisme. Or, là, on n'est pas dans la reprise d'un développement. On est dans l'affrontement de la catastrophe, on est dans la résistance et non pas dans la résilience. Il faut accumuler dès maintenant les facteurs de protection, de solidarité, arriver à avoir le moins de morts possible, multiplier les aides sociales, gouvernementales, pour éviter les ruines. Quand le virus sera mort, on pourra faire le bilan et, alors, on pourra parler de processus et de facteurs de résilience.

Les hommes que nous sommes, du monde moderne, mondialisé, ne sont-ils pas en train de redécouvrir leur vulnérabilité face à la toute-puissance de la nature ? Et que malgré nos efforts conjugués, nous ne sommes finalement pas grand-chose ?

Mais bien sûr. Quand je dis que la modernité vulnérabilise nos enfants, c'est parce que dans la génération d'avant-guerre, à laquelle j'appartiens, on a connu d'autres facteurs de vulnérabilité. La guerre, la pauvreté, mais ce n'était pas des facteurs provoqués par la machine, la technologie. Et on se rend compte maintenant que la technologie qui fait des prouesses en communication affecte également le développement psycho-affectif. Ce qui renforce le développement psycho-affectif, c'est au contraire le tissage du lien et l'invitation à donner sens à ce qui nous arrive. Le tissage du lien se fait au quotidien, dans le couple, dans le foyer, dans l'amitié, dans les bandes de copains. Donner sens se fait pas la parole, par la religion pour certains, par l'histoire pour la majorité d'entre nous. Et ça, c'est le travail de l'art, des « cultureux », je ne sais pas comment les appeler, de faire ce travail qui donne sens. Or, ces derniers temps, on l'a oublié. On était tellement dans la culture du sprint et la culture de la satisfaction immédiate, qu'on l'a oublié. Que la transcendance nous invite à donner sens. Que l'immanence nous invite à jouir dans le présent. Ce n'est pas désagréable la jouissance, mais c'est dans le présent. C'est-à-dire que le comble de l'immanence c'est la drogue, l'alcool, le comble de la transcendance, c'est le fanatisme. Et je pense qu'il y a un travail culturel à faire pour conserver le plaisir de l'immédiat, de bronzer, de prendre un bon repas, et de lutter contre la transcendance extrême, qui est le fanatisme, idéologique ou religieux, qui fait que l'on est prêt à mourir pour faire triompher son dieu. Il y a une négociation à faire entre le besoin d'immanence et le besoin de transcendance. Et je fais le pari que les romanciers, les philosophes, les psychologues, les médias, dans cet après, participeront à cette nouvelle négociation.
 
Source: Boris Cyrulnik : « Nous sommes dans l'affrontement, non dans la résilience », via @LePoint https://www.lepoint.fr/tiny/1-2368354 

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