19/05/2017

La France est-elle victime d’une overdose de politique?



Perçue à travers le regard sans concession de la presse étrangère, la France est décidément une bien curieuse contrée, où les citoyens ne cessent d’exprimer vigoureusement leur défiance à l’égard de leurs gouvernants (et de leurs élites en général), tout en manifestant une passion singulière et jamais tarie pour la politique.

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Pour mieux palper ce saisissant paradoxe, rien ne vaut un point de vue extérieur, dans la mesure où il permet de mieux identifier certaines idiosyncrasies qui se dérobent à la vue des autochtones. Ainsi, en 1991, le journaliste américain Richard Bernstein publiait un livre pénétrant et qui n’a guère pris de ride (Fragile Glory. A portrait of France and the French)[1], dans lequel il s’interrogeait notamment sur « la vénération sardonique » manifestée par les Français envers leur classe politique, ainsi que sur l’attention « exagérée et obsessive » dont cette dernière faisait l’objet dans les médias hexagonaux.


Le correspondant du New York Times s’étonnait en effet que nos politiciens, petits et grands, puissent monopoliser du matin au soir les plateaux de télévision, les studios de radio et les colonnes des journaux, éclipsant du même coup d’éminentes figures de la vie économique, scientifique ou intellectuelle (dont il est pourtant loisible de penser qu’elles avaient des choses au moins aussi importantes à dire sur le monde ou sur la société que des élus toujours en quête de promotion). Bernstein avait du reste parfaitement compris une réalité toujours tangible ; à savoir que matraquage médiatique ne signifie nullement adhésion corrélative, tant les citoyens de l’Hexagone adorent et détestent en même temps leurs hommes politiques, à l’égard desquels ils pratiquent volontiers cette règle théorisée un jour par Alain Juppé à propos de la presse : « la loi des 3 L » : lèche ; lâche ; lynche.

De fait, presque trente ans après le diagnostic de Fragile Glory, les choses n’ont guère évolué, puisque la schizophrénie que nous manifestons à l’égard de nos dirigeants demeure intacte. En cette année électorale 2017, force est ainsi de constater que malgré un climat ambiant de « tous pourris », les meetings des candidats sont pleins ; les émissions politiques font des scores d’audience dignes d’un épisode de Navarro ; et il y a même une sorte de nouveau consensus dans le pays pour s’extasier à l’envi devant les envolées déclamatoires du tribun Mélenchon ; et ce indépendamment du contenu de ses discours, le plus souvent escamoté dans des commentaires proprement envoûtés par la magie du verbe. Comme si une campagne électorale était une sorte de tournoi rhétorique, de défoulement oratoire, d’hubris incantatoire, où l’art de subjuguer les foules était finalement plus important que l’appréhension des réalités – qui pourtant, n’en doutons pas, reviendront comme un boomerang à la figure des électeurs, une fois l’ivresse du scrutin passée. As usual. Reste qu’il faut bien admettre que les journalistes ne sont pas les seuls à se passionner pour cette course élyséenne qui occupe maintes conversations familières aux quatre coins du pays, comme elle alimente en continu le complexe médiatico-sondagier ; cette insatiable machine à commenter, décortiquer et analyser en temps réel le moindre épiphénomène d’une dramaturgie digne d’un storytelling aux multiples et spectaculaires rebondissements.

Cette appétence ancienne et durable des Français pour les affaires de la Cité se manifeste également dans les taux de participation, en particulier lors des scrutins présidentiels qui, pour l’ensemble de la Ve République, atteignent le niveau moyen – et impressionnant – de 82,3% de votants. La seule exception notable concerne le premier tour de 2002, mais il faut préciser que les 28,4% d’abstention enregistrés alors sont loin d’atteindre la moyenne de 45% constatée lors des présidentielles américaines ayant eu lieu depuis 1964, et qu’il correspond par ailleurs très exactement au chiffre moyen enregistré lors de l’ensemble des élections générales britanniques depuis cette même date. Quant au succès des émissions politiques, si la multiplication des chaînes fait qu’il est désormais impossible de retrouver les 25 millions de téléspectateurs du débat d’entre-deux-tours de 1974, il reste que les audiences (durant la campagne comme durant les primaires) sont tout à fait étonnantes et confirment que si bon nombre de nos compatriotes se disent amèrement déçus par leurs dirigeants et par leur manque patent de résultats (surtout en matière de chômage), cela ne signifie en rien une désaffection générale pour la politique en tant que telle.

De fait, il existe un contraste spectaculaire entre les données que l’on vient d’évoquer et l’image que nos citoyens ont de leurs élites gouvernantes. Celle-ci est en effet calamiteuse, comme l’indiquent toutes les enquêtes d’opinion, à l’image de celle réalisée en octobre 2016 par Harris pour l’ONG Transparency International France, et qui montre que 54% des sondés jugent les personnes dotées de pouvoir comme plus ou moins corrompues (ce chiffre montant même à 77% pour les parlementaires et 58% pour les journalistes) ! Une telle schizophrénie n’est du reste pas nouvelle puisqu’en 1991 Richard Bernstein jugeait les Français « fascinés par le pouvoir, et profondément cyniques envers ses détenteurs » ; citant à l’appui de son jugement peu amène une enquête montrant que 82% des électeurs pensaient que les politiciens « mentaient tout naturellement » – chose visiblement difficile à admettre pour un Américain. Ce qui est certain en tous les cas, c’est que nos élus ont beau avoir leur couvert mis dans toutes les salles de rédaction de France et de Navarre, ils n’en restent pas moins parfaitement incapables de gagner durablement la confiance de leurs mandants. Il est en effet frappant de constater que depuis une trentaine d’années l’alternance est devenue systématique dans notre pays, puisqu’il faut remonter à 1978 pour trouver une majorité sortante qui ait été reconduite par les électeurs ; ce qui est sans équivalent parmi les démocraties comparables à la nôtre. En effet, chaque fois que les Français ont eu l’occasion de s’exprimer à l’occasion d’une élection présidentielle ou législative, ils ont remercié le pouvoir sortant ; et les scrutins de 1995 et de 2007 ne font nullement exception à cette règle puisque dans les deux cas, le président élu a fait campagne sur le thème de la rupture : Jacques Chirac contre Édouard Balladur en 1995, avec le thème de la fracture sociale, et Nicolas Sarkozy douze ans plus tard, prétendant incarner la « rupture tranquille[2] » avec le même Jacques Chirac (dont il était pourtant le ministre), présenté comme une sorte de roi-fainéant incarnation de l’immobilisme. Pour bien prendre la mesure de ce phénomène (trop peu souvent remarqué), il faut rappeler que durant la même période, au Royaume-Uni les conservateurs ont dominé la vie politique pendant dix-huit ans (remportant quatre élections générales consécutives), puis les travaillistes les treize années suivantes (remportant à leur tour trois élections de suite). À la même époque, en Allemagne, le chancelier Kohl est resté au pouvoir seize années, tandis qu’en mai prochain Mme Merkel serrera la main de son quatrième interlocuteur à l’Élysée... 

La France fait donc bel et bien figure d’exception en Europe, et il est nécessaire de se demander quelle est la raison profonde de cette flagrante instabilité, où les sortants sont sortis à chaque nouveau rendez-vous électoral, dans une sorte de « dégagisme » frénétique. En réalité, la clé du mystère est exactement la même que celle qui explique pourquoi nous avons la réputation – justifiée – d’être un peuple épris de politique. En d’autres termes, l’instabilité des équipes aux responsabilités est le revers même d’une médaille dont l’envers est la passion hexagonale pour la chose publique. En effet, plus encore que dans d’autres démocraties, nos concitoyens attendent beaucoup, et même trop, de leurs dirigeants, et plus globalement de l’État. De longue date adeptes du volontarisme politique, ils continuent encore à rêver que le pouvoir peut sinon changer la vie, du moins améliorer substantiellement leur situation personnelle – d’où, inévitablement, à chaque scrutin, une déception qui est à la mesure des espoirs engendrés par une campagne électorale ayant derechef viré au plus-offrant-que-moi-tu-meurs. Ainsi, malgré une interminable théorie de déconvenues, nombre de Français s’obstinent à croire que c’est le gouvernement qui détient les clés de leur destin personnel. Malgré un cuisant sentiment d’échec réitéré à chaque nouvelle alternance, ils persistent à penser que c’est à l’ordre politique qu’il appartient de réguler l’essentiel des rapports sociaux. Là où d’autres démocraties – comme les États-Unis[3] – ont fait le choix de faire une place bien plus importante au droit sous toutes ses formes (droit civil, administratif ou social), ou – comme en Allemagne – à une cogestion fondée sur l’autonomie et le dialogue des partenaires sociaux. Bref, dans notre pays (où l’État a précédé la nation, et l’a même forgée), l’instance politique est encore l’objet d’une révérence presque sacrée et d’attentes totalement démesurées ; tout cela aux dépens d’une société civile placée en position de tutelle, comme si elle était incapable de prendre des initiatives et de mener à bien ses propres projets. Le Général de Gaulle avait coutume de dire qu’en France, rien de grand ne se fait si l’État ne s’en mêle pas (un constat désabusé qui visait en particulier le patronat considéré comme malthusien, peu entreprenant, allergique au risque et tout juste bon à solliciter protections et subventions). Force est de constater que bien des Français sont restés gaullistes en ce sens qu’eux aussi attendent souvent du pouvoir qu’il leur apporte protection, impulsion et inspiration.

Cette spécificité gauloise est au cœur de la relation ambiguë que notre pays entretient avec la mondialisation, dès lors que celle-ci diminue considérablement le champ d’intervention et la capacité d’action des gouvernements nationaux. C’est également la cause fondamentale de notre apparente allergie envers une philosophie libérale sans doute plus en phase avec les mentalités anglo-saxonnes en ceci qu’elle prône un État et une politique plus modestes, faisant une place centrale à la responsabilité individuelle, tout en cherchant à redonner aux citoyens (et aux consommateurs) une capacité d’initiative disputée par une bureaucratie imbue de sa prétention à incarner seule l’intérêt général. C’est pourquoi l’on est en droit d’espérer que le libéralisme dont se revendique le nouveau président le la République se traduira par une appréciation plus raisonnable de la place adéquate de l’ordre politique dans la vie de la nation et des millions d’individus qui la composent. En d’autres termes, que l’État-obèse actuel, tout à la fois tentaculaire et impuissant, laissera enfin la place à un État fort dans les domaines qui doivent strictement être les siens ; tandis que les illusions nées d’une rhétorique politique ampoulée ne parasiteront plus une société civile bien mieux à même que nos élites gouvernantes de redonner au pays la vigueur qui fut jadis la sienne.

[1] Richard Bernstein, Fragile Glory: A Portrait of France and the French, London, Bodley Head, 1991 (traduit et publié la même année chez François Bourin sous le titre : Fragilité de la France).
[2] Sylvie Strudel, « L’électorat de Nicolas Sarkozy : ‘‘rupture tranquille’’ ou syncrétisme tourmenté ? », Revue française de science politique, 3/2007 (Vol. 57), p. 459-474.
[3] Voir à ce propos le magistral essai de Laurent Cohen-Tanugi, Le Droit sans l’État : sur la démocratie en France et en Amérique, Paris, PUF, 2016, 3e éd.

Plus: Clio video "Cireur de pompes"

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